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le sort, des multitudes, nos chroniques du moins ne tarissent pas sur les faits et gestes des princes et des seigneurs, et le genre de vie des grands suffit à nous éclairer sur la condition des petits; mais la Serbie semble enveloppée d’une nuit complète, et l’historien n’y peut distinguer ni les individus ni les époques. Les générations passent sans laisser de traces. A peine de loin en loin quelque événement et quelque figure font-ils saillie dans l’histoire, accidentant cette morne uniformité et fournissant au milieu des difficultés de la route un point de repère.

En 1804 enfin, la Serbie se lève pour reconquérir son indépendance. Qui donne le signal? Ces trois hommes qui se rassemblent une nuit, au milieu d’une clairière, et qui jurent d’affranchir leur pays, quels sont-ils? Sont-ce des lettrés, des hommes d’état, comme en Grèce, des chefs d’une association redoutable? Non, ce sont des hommes isolés, des paysans, des pâtres obscurs, des bannis. Le plus célèbre d’entre eux, qui donnera son nom au mouvement, Kara-George, ne sait pas lire. Son successeur, celui qui doit continuer son œuvre, et dont la dynastie règne aujourd’hui en Serbie, Miloch, ne le sait pas davantage. Kara-George! Miloch! l’histoire de la révolution serbe se résume dans ces deux noms. Ils en personnifient en quelque sorte les deux phases successives. Quand l’un disparaît de la scène, l’autre se montre tout à coup et reprend son rôle.

A trois ou quatre heures de Kragouiévatz, sur le chemin de Belgrade, on rencontre un village dont le nom, inconnu il y a un demi-siècle, est consacré aujourd’hui par l’histoire et par la légende : c’est le village de Topola, le lieu de naissance de Kara-George, le lieu où on l’a inhumé. Sur la dalle en marbre noir qui recouvre ses restes, on fit cette inscription en langue serbe : « Ici reposent les restes de George Pétrovitch le Noir[1], qui, le premier en 1804, donna le signal de la délivrance, et plus tard fut élu chef suprême de la nation serbe. En 1813, les intrigues des ennemis du pays le contraignirent de passer sur la terre d’Autriche, où il fut retenu prisonnier durant une année, après quoi, ayant émigré en Russie, il fut reçu avec la plus haute distinction et comblé d’honneurs par le tsar. Plus tard, par des motifs qu’on ignore, il quitta la Russie et rentra en Serbie, où, sur l’ordre du gouvernement turc, il eut la tête tranchée au mois de juillet 1817. » Cette épitaphe résume assez exactement, sauf quelques points laissés dans l’ombre à dessein, la vie du libérateur, vie héroïque, s’il en fut, non de cet héroïsme raffiné, idéal, des nations et des époques civilisées, mais de cet héroïsme des temps et des peuples barbares, où la grandeur des actions s’allie à la grossièreté des mœurs. J’ai vu à Belgrade un

  1. Kara (noir), en turc; en serbe, czerni ou tcherni, même signification.