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enrichies par la libéralité du tsar[1], continuait à tenir la Russie dans une haute estime et à considérer l’autocrate comme le protecteur naturel, le père des Serbes. La Russie était l’ennemie des Turcs; elle avait commencé la délivrance, elle seule pouvait l’achever. Telle était l’illusion de la Serbie il y a dix ans, au moment où éclata la guerre de Crimée[2]. Il n’en est plus tout à fait de même aujourd’hui. Le Turc inspire toujours de l’antipathie et l’Autrichien de la défiance ; l’Angleterre, mieux connue, est détestée presque à l’égal de la Turquie; on aime et estime la France, et l’on ne croit plus la Russie aussi invincible. La chute de Sébastopol a bien affaibli son prestige militaire; plus tard (1861), sa conduite à l’égard des colons bulgares, qu’elle avait attirés chez elle par de fausses promesses, en montrant ce qui se cachait sous cet étalage de sympathies, a commencé de percer à jour le mystère égoïste de sa politique. Au contraire, les victoires de nos soldats en Crimée et en Italie, la campagne diplomatique de 1857 et de 1858 sur le Danube et à Constantinople en faveur des Moldo-Valaques, la création du jeune état roumain, regardé à juste titre comme notre ouvrage, la belle conduite de notre consul-général à Belgrade, M. Tastu, pendant le bombardement, ont accru considérablement l’influence et la renommée de la France dans le Levant. Peut-être est-il opportun de rappeler ici, à titre d’argument, un incident de mon dernier voyage. Nous cheminions une après-midi sur la route de Tchatchak en compagnie du sous-préfet de N... et de son aide, qui avaient voulu, par courtoisie, nous escorter. Deux pandours (gendarmes) galopaient en éclaireurs en avant de notre voiture. C’était un dimanche. Les routes étaient remplies de miliciens qui, au retour de l’exercice, regagnaient leurs villages. Un peloton de cavaliers demanda la permission de se joindre à notre escorte, et nous accompagna en effet l’espace de trois lieues durant, en exécutant toute sorte de fantasias. Quand nous fûmes arrivés à la limite de l’arrondissement, où nous attendait le préfet de Tchatchak, prévenu par le télégraphe, ces cavaliers se rangèrent en bataille sur le bord de la route, à l’ombre d’un bois, et nous saluèrent par une décharge générale de leurs carabines, en criant : Vive la France! Ces acclamations spontanées ne laissèrent pas que de m’émouvoir. « Vous avez entendu? » me dit un jeune Serbe qui m’accompagnait, et il ajouta :

  1. Jusqu’en 1856, les rituels et autres livres en usage dans les églises étaient envoyés de Moscou.
  2. Un publiciste serbe exprimait ainsi à cette époque les sentimens que manifestaient ses compatriotes à l’égard des puissances étrangères : « Le peuple serbe s’étonne de la puissance russe, estime la gloire militaire des Français, sait seulement que l’Angleterre est sur la mer, n’a pas de confiance dans les Autrichiens, hait l’oppression des Turcs. »