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Nous irons chez les Chantoux demain seulement, et ce soir, si vous le voulez bien, je vous conduis à un grand bal qui se donne dans le parc d’Asnières au profit de je ne sais quelle œuvre charitable. Nous souperons là-bas, ce sera une fête charmante. Nous y verrons les plus jolies femmes du faubourg Saint-Germain… Tenez-vous prêt.

Sans me donner le temps de lui répondre, il gagna la porte en me répétant qu’il viendrait me prendre dans l’après-midi. Je n’étais guère d’humeur à danser ; toutefois je ne pouvais sans impolitesse décliner son invitation. Je sonnai George. Celui-ci était déjà prévenu, ce qui me surprit, et il avait tout préparé en vue de cette soirée, à laquelle, je ne sais pourquoi, je ne me rendais qu’avec une extrême répugnance.

Lorsque le baron revint, j’étais prêt à le suivre. Il m’examina de la tête aux pieds avec un soin minutieux, me trouvant sans doute à son gré. — Attendez, dit-il, que vous ayez mon âge pour songer à être un savant. Vous êtes découplé de façon à faire tourner la tête aux femmes : large des épaules, la taille fine, l’œil noir et même un peu sauvage.

Là-dessus il soupira, peut-être au souvenir du beau temps passé, et nous partîmes pour Asnières. Il m’emmena souper chez Bernard, au fameux Pavillon de Berry, fort en vogue à cette époque, et je dois confesser que nous étions au dessert l’un et l’autre en assez belle humeur. Du cabinet où nous nous trouvions, on entendait la musique du bal qui se donnait dans cet immense parc, lequel s’étend de la rue d’Argenteuil à la route de Gennevilliers. On voyait la cime des arbres onduler comme une mer houleuse. L’air était tiède, la soirée magnifique. Je ne sais trop ce dont m’avait entretenu ce baron d’enfer, mais je me trouvais dans une disposition d’esprit singulière : exalté et mécontent, la tête pleine d’images folles et confuses, dévoré de l’envie d’agir, et cloué sur ma chaise, énervé, incapable de rien dire de sensé, de faire dix pas en avant. Si j’avais été livré à moi seul, au lieu de m’abandonner aux folles saillies de la conversation, je serais tombé dans la plus noire mélancolie ; mais le baron, qui me vit sur le point de m’enfoncer dans ces ténèbres, me prit par le bras et m’entraîna au bal.

Le parc était éclairé a giorno. La musique allait grand train, et la musique a pour effet de donner à tous mes sentimens une intensité inouïe. Ces lumières, ce mouvement, ces cris, cette atmosphère chargée de senteurs irritantes, les fumées du souper, tout contribuait à me jeter, malgré les efforts du baron, dans un violent accès de tristesse. Je me laissai tomber sur un banc avec la subite envie de me priser la tête contre un des piliers de bronze qui suppor-