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combattre pour Dieu, et le succès est pour lui le signe le plus manifeste de cette assistance. Toujours échouant, quoique toujours entreprises au nom de Dieu, les croisades n’étaient plus regardées comme des expéditions favorisées de Dieu. Si Dieu les voulait, pourquoi les laissait-il échouer ? pourquoi n’apprenait-on jamais en Europe que les revers des croisés et les défaites des chrétiens d’Orient ? Un templier provençal nous offre, dans une pièce qu’il est bon de citer, l’expression vive et douloureuse de ces sentimens :


« Nous succombons sous le poids de cette croix que nous avions prise en l’honneur de celui qui y fut attaché. Il n’y a plus ni croix ni loi qui nous vaillent contre ces maudits félons de Turcs. Il semble au contraire, et tout homme le peut bien voir, que Dieu les soutienne pour notre mal… Ils ont conquis Césarée et pris d’assaut le château-fort d’Arsouf[1]. Ah ! Seigneur Dieu ! que sont devenus tant de chevaliers, tant de servans d’armes, tant de bourgeois qu’il y avait dans les murs d’Arsouf ?…

« Et ne croyez pas qu’ils pensent en avoir fait assez, ces maudits Turcs ! Ils ont juré tout haut de ne pas laisser dans ces lieux un seul homme croyant à Jésus-Christ. De l’église de Sainte-Marie, ils vont, disent-ils, faire une mahomerie. Eh bien ! si Dieu, à qui tout cela devrait déplaire, y consent et le trouve bon, il faut nous en contenter aussi.

« Bien fou est-il donc celui qui cherche querelle aux Turcs, quand Jésus-Christ leur permet tout. Quoi d’étonnant qu’ils aient tout vaincu, Francs Et Tartares, Arméniens et Persans, et qu’ils nous battent ici chaque jour, nous templiers ? Dieu, qui veillait autrefois, dort aujourd’hui. Mahomet s’évertue de tout son pouvoir et fait travailler son serviteur Malek-Dahar[2]. »


Dans ces vers, le dépit du croisé va presque jusqu’à l’impiété ; mais cette impiété même témoigne du discrédit des croisades, puisqu’elles aboutissaient à servir d’argument contre la Providence divine. Dans cet état des esprits, elles ne pouvaient plus servir qu’à faire des martyrs comme saint Louis à Tunis ; elles ne faisaient plus de conquérans enthousiastes. Peut-être même cette dernière croisade du saint roi, dirigée vers Tunis par l’inspiration et les conseils de son frère Charles d’Anjou, n’était-elle, à l’insu de saint Louis, qu’une expédition politique. Charles d’Anjou voulait assurer sa conquête de l’Italie par l’occupation d’une partie des côtes d’Afrique, et, comte de Provence et roi des Deux-Siciles, faire de la Méditerranée un lac provençal ou italien.

À la fin du XIIIe siècle et au commencement du XIVe, trois personnages de nature, de condition et de nation différentes expriment d’une manière curieuse cet affaiblissement de l’esprit des croisades, le poète Rutebeuf, le philosophe Raymond Lulle, le politique ou l’économiste Marino Sanuto. Ils témoignent de cet affaiblissement

  1. En 1266.
  2. Fauriel, Histoire de la Poésie provençale, t. II, p. 138.