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L’homme peut en ce pays-ci
Gagner son bien sans grand dommage.
Aller outre mer, loin d’ici,
À folie est prêter hommage.


En vain le croisé allègue au décroisé l’exemple de saint Louis. Le décroisé est un égoïste qui veut vivre doucement et ne pas risquer sa fortune et sa vie pour les chrétiens de là-bas.

Je veux entre mes voisins être
Et m’amuser et solacier (me réjouir) ;
Vous irez outre la mer paître.
Vous qui aimez grands soucis embracier (embrasser).
Dites au soudan votre maître
Que (je m’inquiète peu) de son menacer ;
S’il vient ici, je l’en ferai mal être.
Mais là-bas ne l’irai chasser.

Je ne fais nul tort à nul homme ;
Nul homme ne fait de moi clamour (ne réclame rien sur moi),
Je couche tôt et fais grand somme,
Et tiens mes voisins en amour.
Je crois, par Saint-Pierre de Rome,
Qu’il me vaut mieux que je demour (je demeure),
Que d’autrui emprunter grand’somme
Dont je serais en grand cremour (en grande gêne).

Dans Rutebeuf, le décroisé finit pourtant par se rendre aux exhortations du croisé, et il prend la croix. Ceci est le roman ou la poésie, et dans le roman la justice et la morale finissent toujours par l’emporter. Dans l’histoire au contraire, c’est le décroisé qui finit par prévaloir ; l’indifférence remplace l’enthousiasme, et dès la fin du XIIIe siècle les croisades sont abandonnées. Elles restent dans la mémoire populaire comme un glorieux souvenir, elles parlent encore à l’imagination des chevaliers, et nous voyons dans la vie en vers de Duguesclin qu’il songeait à aller guerroyer en terre sainte après son expédition d’Espagne :

Puis irons en Grenade (dit-il) sur païens maleis (mauvais).
Et dedans bel marine (outre mer) dessus les Turcs maudits,
Et en Jérusalem où Dieu fut mort et vis (vécut) ;
Tout ce que Godefroi de Billon si hardis
Conquesta en son temps sera par moi repris…

(La Chronique de Bertrand Duguesclin, t. Ier, p. 350.)

Mais ces accès d’enthousiasme chevaleresque ne duraient guère. On ne pouvait pas songer à conquérir l’Orient sous Charles le Sage. C’était bien assez de reconquérir la France sur les Anglais et de procurer à notre pays, à travers les catastrophes de Jean le Bon et de Charles le Fou, un glorieux entr’acte de prospérité.