Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 51.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Parmi ceux même qui, comme Raymond Lulle[1], ressentaient encore la ferveur des croisades et qui disaient avec lui « que la chrétienté pleure parce que les infidèles possèdent le saint sépulcre qui devrait être le véritable camp des chrétiens[2], » de nouvelles idées se répandaient sur la manière de recouvrer la Palestine. On commençait à croire qu’on s’y était mal pris, que les expéditions guerrières n’étaient pas le seul et le meilleur moyen de reconquérir le saint sépulcre. La féodalité ou la chevalerie européenne, toute brave qu’elle était, n’avait pas réussi. La force n’était donc pas suffisante pour accomplir cette grande œuvre. Pourquoi ne songer jamais qu’à battre et à soumettre les infidèles par les armes ? Pourquoi ne pas tâcher de les convertir ? Pourquoi ne pas apprendre leur langue afin de pouvoir les instruire ? Si notre religion est meilleure que la leur, et personne n’en doute, pourquoi ne pas s’efforcer de prouver aux infidèles cette supériorité ? La propagande est la meilleure des conquêtes, et la conversion est la plus belle et la plus sûre des soumissions. Substituer les missionnaires aux soldats, avoir des prosélytes au lieu d’avoir des sujets, des frères au lieu d’esclaves, telles étaient les idées qui s’accréditaient peu à peu dans l’Occident, idées qui concouraient à ébranler le crédit de la féodalité, qui avait fait en Orient une mauvaise expérience de sa puissance, idées qui s’accordaient avec le mouvement des esprits au XIVe siècle.

Raymond Lulle est le grand apôtre de ce système de propagande substitué au système de la conquête. C’est à cette œuvre qu’il a consacré sa vie, et c’est pour cette œuvre qu’il a souffert le martyre. Il n’a inventé son Ars magna, ce traité de logique encyclopédique, que pour enseigner à ses contemporains à mieux démontrer la trinité, c’est-à-dire la grande différence et la grande supériorité de la religion chrétienne sur la religion mahométane. Il ne s’est fait logicien, missionnaire, arabisant, que pour prêcher et convertir les infidèles, et il a raison de dire à la fin de son livre des Proverbes : « J’ai fini à Rome ce livre pour la gloire et l’honneur de Notre-Seigneur, sous la garde de qui je place ce livre et tous ceux que j’ai faits pour l’amour de Dieu[3]. »

Issu d’une famille noble de l’île de Majorque, il suivit d’abord la vie du monde ; c’était un brave gentilhomme et un galant chevalier. Marié de bonne heure, il aimait une autre femme que la sienne, et

  1. Mort en 1315.
  2. « Fidelitas plorat quia infideles possident sanctum sepulchrum quod est suum castrum. » (De Infidelitate, Raymondi Lulli Opera, t. VI.)
  3. « Finivit Raymondus sua Proverbia in civitate romana, ad gloriam et laudem nostri Domini Dei, in cujus custodia commendat hune tractatum et omues alios quos fecit propter illius amorem. »