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celle-là aussi était mariée. Elle résistait aux instances amoureuses de Lulle, et un jour, ne sachant comment le décourager, elle ouvrit sa robe et lui montra son sein ; elle avait un cancer. Il fallait beaucoup aimer la vertu pour se défendre de l’amour par la révélation de ce secret. Le chevalier prit ce témoignage de la vertu de sa dame pour un avertissement de Dieu ; il changea de conduite, et, se vouant au service de Jésus-Christ, il se retira sur une montagne de l’île de Majorque pour y faire pénitence et y méditer sur les moyens de recouvrer l’Orient, que la chrétienté avait perdu.

En 1291, Saint-Jean-d’Acre, la dernière place que les Latins eussent conservée en Syrie, tombait au pouvoir des musulmans. En 1292, le pape Nicolas IV, qui tâchait de faire une croisade en Orient pour réparer cette grande perte, mourait sans avoir pu réussir, et le saint-siège, après sa mort, restait vacant plus de deux années à cause des divisions des cardinaux. Enfin en 1299 Othman fondait dans l’Asie-Mineure l’empire turc, et créait à la chrétienté un danger qui, plus ou moins pressant ou plus ou moins redoutable, dura près de cinq cents ans, et, le péril une fois cessé, l’embarras qui dure encore remplaça le danger.

Si j’avais à fixer la date exacte de l’ouverture de la question d’Orient, ce serait en 1299, à l’avènement du sultan Othman, que je placerais cette date. Chute de la domination des Latins en Syrie, fin des croisades, impuissance de la papauté, avènement des Turcs, faiblesse progressive de l’empire grec qui avait pu reconquérir Constantinople sur les Latins, mais qui ne pouvait qu’à grand’peine le défendre contre les Turcs, tout s’accordait pour montrer que l’Orient, qui avait jusque là été menacé et attaqué par l’Occident, allait à son tour menacer et attaquer l’Occident. Le pape Benoît XI ne se trompait pas sur les dangers qui se préparaient pour la chrétienté. « S’il arrivait, écrivait-il en 1304 à l’évêque de Senlis et aux autres prélats de France, s’il arrivait, ce qu’à Dieu ne plaise ! que les Turcs et les autres Sarrasins, qui attaquent continuellement l’empire de Constantinople, finissent par s’en rendre maîtres, il ne serait pas facile de le tirer de leurs mains. Et quel péril, quelle honte ce serait pour l’église romaine et pour toute la chrétienté[1] ! » Mais le pape Benoît XI croyait, comme l’Europe féodale, que le meilleur moyen de sauver Constantinople des mains des Turcs, c’était de le reconquérir sur les Grecs ; il oubliait que l’empire latin, fondé en 1204 à Constantinople, avait été un grand affaiblissement pour l’Orient chrétien, sans être une force pour l’Occident, puisqu’il avait succombé sous les coups des Grecs après cinquante-sept ans de durée sans puissance[2]. Restaurer cet em-

  1. Histoire ecclésiastique de Fleury, t. XIX, p. 80.
  2. En 1261.