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famille possédant une certaine aisance dans les montagnes qui ne boive du vin de son cru. La richesse qui se forme là-haut par l’élève du bétail et la fromagerie a une tendance marquée à redescendre sur la région privilégiée de la vigne. Aussi les coteaux sont-ils envahis graduellement par le capital amassé sur ces montagnes que nous escaladerons bientôt pour y suivre un système d’économie rurale tout différent. On signale particulièrement cette invasion sur le vignoble situé au débouché de la route des Beauges, dans le bassin de l’Isère, à Saint-Pierre d’Albigny. Les Beauges sont un grand massif de montagnes isolé au centre de la Savoie par des vallées profondes et renfermant une population de vingt mille habitans, presque tout entière adonnée à l’élève du bétail, active, intelligente, sachant tirer de son sol âpre, qui ne supporte pas la vigne, plus de richesse et de bien-être que l’habitant de la zone inférieure n’en tire de son sol fertile et de son climat relativement privilégié. La prospérité de ces énergiques montagnards déborde par toutes les issues du massif, et se porte sur le vignoble le plus proche de la route qui traverse le col. La distance qui les sépare de leurs vignes n’est pas un obstacle à la bonne tenue de ces dernières. L’engrais formé dans la montagne par un bétail nombreux franchit le col aisément depuis que les routes sont mieux entretenues, tandis que l’habitant de la vallée manque souvent de cet élément vital de toute bonne culture.

Le placement du capital sur la vigne est aussi très recherché par le petit commerce de la ville. Assis à son comptoir, le commerçant de Chambéry rêve à une maisonnette et à un journal de vigne (environ 30 ares) aux Abîmes. Les Abîmes de Myans, à 4 kilomètres de Chambéry, sont un curieux vignoble qui s’est emparé de l’emplacement d’une ville engloutie par la chute du mont Granier. Dans la nuit du 7 décembre 1248, une partie de la montagne oxfordienne (espèce de roche qui se délite facilement) se détacha de sa base et tomba dans la vallée des Marches. Le fond de la vallée, reposant sur un sous-sol argileux délayé par de longues pluies, ondula fortement sous le poids énorme, bouillonna comme une surface liquide en ébullition, et la plaine, dans un rayon très éloigné du centre de la pression, se hérissa de mamelons, de monticules et de ravins qui attestent encore l’épouvantable convulsion au milieu de laquelle disparut la petite ville de Saint-André avec les hameaux, les châteaux féodaux et les nombreux couvens de la contrée. La vigne a recouvert cette terrible scène de désolation, que le chroniqueur anglais Matthieu Pâris attribue à l’œuvre du diable, et les bouillonnemens du sol sont devenus autant de gracieux petits coteaux circulaires qui présentent leurs contours garnis de ceps à toutes les