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c’est-à-dire il y a un demi-siècle, par un préjugé religieux singulier, on considérait le crétin comme une bénédiction du ciel, comme un être en quelque sorte céleste, retranché de l’intelligence du bien et du mal et ne pouvant pécher, et on l’appelait innocent, nom qu’il porte encore dans la vallée d’Aoste. Aujourd’hui cette résignation musulmane fait place partout à l’inquiétude; l’avènement du crétin est une calamité vivement sentie dans les familles les plus pauvres. Cette tendance nouvelle de l’esprit, qui se traduit par des mesures de précaution plus ou moins bien entendues, est du meilleur augure, car c’est dans la famille, au foyer domestique qu’est le point d’appui, le levier de toute amélioration possible, et bien des systèmes en crédit qui reposent sur une autre base sont condamnés à l’impuissance.

Le crétinisme enlève des forces à l’agriculture non-seulement en frappant d’incapacité absolue environ 3,000 individus dans les deux départemens, mais encore en exerçant sur la population non atteinte directement une action débilitante qui ralentit l’activité d’esprit et de corps. Dans les vallées étroites et profondes, la chaleur étouffante du jour succède sans transition à l’humidité froide de la nuit. Le soleil y descend par degrés en traçant sur le versant une ligne d’ombre et de lumière énergiquement dessinée, et en refoulant devant lui un brouillard humide et froid qui s’épaissit au bas, et quand il atteint le fond de la vallée, ce qui n’arrive en été que trois heures après qu’il a fait son apparition au sommet, il a acquis toute sa chaleur, la température s’élève brusquement, et le thermomètre centigrade, placé sous le premier rayon du soleil, saute en quelques minutes de 10 à 25 degrés. Dans l’après-midi, le même phénomène se reproduit en sens inverse : l’ombre et l’humidité froide envahissent de nouveau les parties basses à mesure que le soleil remonte sur l’autre versant, en traçant une ligne encore plus fortement dessinée que le matin. Qu’on imagine l’effet produit par cette brusque transition, renouvelée deux fois par jour, sur la santé de la population du bas de la vallée qui travaille aux champs, exposée, sous le même vêtement, à l’humidité pénétrante et à la chaleur accablante. Rien de plus pénible pour les organisations délicates que le moment qui s’écoule entre l’apparition du soleil au sommet de la montagne et son arrivée au bas : on éprouve alors une sorte d’angoisse morale, résultat du malaise physique; l’âme a des élancemens secrets vers la lumière qui tarde à venir, et comme la plante qui, dans une cave, file vers la fenêtre, elle se porte avidement à la rencontre du torrent lumineux qui inonde les couches supérieures de l’atmosphère épaisse, pendant que les couches inférieures sont encore noyées dans l’ombre froide et humide. Le pay-