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nation, de folie et d’ignorance dans le prince de Menschikof. La vanité inséparable de ces qualités est chez lui dans son plus haut degré. » D’après une autre lettre, Menschikof lui aurait dit que la volonté expresse de l’impératrice était que l’élection fût cassée et que le choix de la noblesse courlandaise se portât sur lui, Menschikof, ou sur le duc de Holstein, ou sur l’un des deux landgraves de Hesse qui étaient alors en visite à la cour de Russie. « Il me demanda ensuite comment je prétendais me soutenir. Je lui répondis que je savais bien n’être pas en état de me soutenir, mais que l’affaire se soutenait d’elle-même. » Maurice est déjà Français, comme on voit; où trouver plus de grâce unie à plus d’intrépidité? Quel gentilhomme de Versailles eût déconcerté avec une ironie plus courtoise la fastueuse arrogance du Moscovite? Un billet de Maurice au comte de Rabutin, ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg, contient des détails plus piquans encore :


« Menschikof a paru ici comme l’arbitre des humains. Il a été très surpris que de chétives créatures fussent assez inconsidérées et connussent assez peu leurs intérêts pour refuser l’honneur qu’il veut leur faire de les régir et de réparer par là la honte de leur choix. Elles ont beau lui représenter le plus respectueusement du monde qu’elles ne peuvent recevoir ses ordres; il leur répond qu’elles ne savent ce qu’elles disent et veut le leur prouver à coups de bâton. Comme je n’avais point du tout envie d’être persuadé de cette façon, et qu’il était question de le renvoyer à Riga, j’ai cherché tous les biais imaginables pour cela, et, ne sachant comment lui offrir honnêtement 100,000 roubles, je lui ai dit que celui de nous deux qui serait duc de Courlande, confirmé par le roi de Pologne, les donnerait à l’autre. Il a topé et m’a demandé une lettre de recommandation pour le roi. Je vous avoue, monsieur, que je ne m’attendais nullement à la proposition; elle m’a paru singulière et trop plaisante pour la refuser. On m’a dit qu’il en tirait un grand avantage et qu’il regardait cette lettre comme un désistement absolu de ma part. »


Il fallait vraiment la folie de Menschikof pour voir un désistement dans cette lettre. Aveuglé par son orgueil, le favori ne s’aperçut pas que Maurice se moquait de lui de la meilleure grâce du monde. Le lecteur en jugera lui-même, la scène est assez piquante pour qu’on y assiste jusqu’au bout. Menschikof a topé dans la main de Maurice, il est sûr désormais d’avoir une couronne ou 100,000 roubles, il aime mieux pourtant la couronne, et, s’imaginant que le jeune comte n’a vu là qu’une occasion de battre monnaie, il est persuadé qu’il vient de faire un coup de maître en intéressant Maurice au succès de sa cause. Ni le duc de Holstein ni le landgrave de Hesse ne sont en mesure de payer 100,000 roubles au comte de Saxe. Déjà fort de l’appui de l’impératrice, Menschikof aura aussi pour lui le roi de Pologne, grâce à la recommandation de Maurice.