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quise par les Vénitiens, détournera les eaux du Nil qui l’entourent, Sanuto répond « qu’il ne pourra pas dessécher les lagunes et les marais qui forment les côtes d’Égypte, parce que, ces côtes étant basses, la mer vient sans cesse remplir ces lagunes, et qu’il sera facile, en construisant quelques écluses, de recevoir les eaux de la mer au flux, de les retenir au reflux, et d’assurer l’inondation qui défend la place. Les Vénitiens à Venise même ont fait cela, quand les Padouans voulurent, en détournant les branches du Pô, qui coule vers la mer, dessécher les lagunes et mettre Venise en terre ferme. »

Ainsi c’est une Venise nouvelle que Sanuto veut fonder en Égypte. Il ne peut pas pardonner à ses compatriotes de s’être trompés sur la vocation qui les appelait en Égypte, et d’avoir préféré Constantinople à Alexandrie et le Bosphore au Nil. C’est en Égypte que sont les clés de l’empire d’Orient. Quiconque a l’Égypte a le commerce des Indes et par là la richesse et la puissance. Tout est beau, tout est bon en Égypte, « ceux qui y arrivent, même de Crète, sentent que l’air est plus pur, la lumière plus vive, et on peut le croire semblable à la lumière céleste ; l’eau du Nil est préférable à toutes les eaux du monde[1]. » Que manque-t-il donc à ce bienheureux pays ? Des possesseurs qui en connaissent les avantages et qui les fassent valoir. Voilà pourquoi Sanuto veut que l’Égypte appartienne aux Vénitiens. Ils sont dignes du pays, et le pays est digne d’eux. Ils sont faits l’un pour l’autre, puisque les lagunes mêmes de Venise ont enseigné l’usage qu’on peut faire des lagunes de l’Égypte, et que l’habileté commerciale des Vénitiens les a préparés à être les commissionnaires privilégiés du commerce des Indes, dont l’entrepôt naturel est en Égypte.

Que serait-il arrivé en effet si Venise avait pu conquérir l’Égypte, si le projet de Sanuto s’était accompli ? Maîtresse du commerce des Indes, ayant dans ses lagunes d’Égypte et d’Italie deux abris imprenables, mieux défendue que l’Angleterre, qui n’est qu’une île abordable, tandis que les lagunes ne sont abordables ni par la marine, qu’elles éludent par leurs bas-fonds, ni par les armées de terre, qu’elles repoussent par leurs eaux, toute-puissante sur la Méditerranée, sur la Mer-Rouge et l’Océan-Indien, Venise avait dès le moyen âge la destinée de l’Angleterre moderne, c’est-à-dire qu’elle devenait un grand empire maritime créé et soutenu par le commerce et par la guerre.

À défaut de son plan de conquête, Sanuto appliquait à l’Égypte son projet de blocus continental, c’est-à-dire que si Venise ne pou-

  1. « Cognoscunt aerem meliorari, transmutari, lucidari et etiam clarefieri, cœlestem similitudinem deferentem. » — Secreta fidelium Crucis, page 69.