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vait pas s’emparer de l’Égypte, cette position capitale dans le monde, il fallait qu’elle en annulât les avantages et que l’Égypte fût un empire vénitien ou un désert.

Quel est le moyen de faire de l’Égypte un désert ou plutôt de la rendre au désert, qui l’enveloppe et la presse de toutes parts ? Il y en a deux : l’un, qui est de détourner le Nil et de le jeter dans la Mer-Rouge, c’était le plan du Portugais Albuquerque au XVIe siècle ; l’autre, le blocus continental, que proposait Sanuto au XIVe siècle. Le plan d’Albuquerque était gigantesque, peut-être impossible ; mais c’était surtout un attentat contre la nature et contre la civilisation. Albuquerque, pour assurer l’empire des Portugais dans l’Inde, ou plutôt pour assurer au cap de Bonne-Espérance le monopole de la route des Indes, détruisait hardiment l’Egypte. Comme le Nil est le seul fleuve qui vivifie et nourrisse l’Egypte et en fasse une terre habitable, il prenait ce fleuve quand il arrive à une certaine distance latérale de la Mer-Rouge et le jetait dans cette mer par un canal qui, à la différence des canaux ordinaires, servait à détruire une des grandes routes du commerce, au lieu d’en ouvrir une nouvelle. Privée de son Nil, l’Égypte rentrait dans le désert ; l’isthme de Suez, livré à la stérilité et n’ayant plus à ses côtés l’appui d’une grande civilisation, redevenait entre les deux mers et les deux parties du monde un obstacle infranchissable, quelque chose de semblable à ce que sont aujourd’hui l’ancienne Assyrie et la Syrie méridionale. Le cap de Bonne-Espérance ou le cap Horn étaient les seuls passages ouverts pour aller aux Indes. Voilà la géographie telle que la faisait le projet d’Albuquerque, géographie destructive, contraire à la volonté de Dieu et aux fins de la civilisation.

Je ne veux certes pas essayer de justifier Albuquerque ; je veux seulement me servir de son exemple pour montrer comment les hommes, quand ils se mêlent de faire de la géographie, la font malfaisante en général, la faisant selon leurs intérêts. J’ai lu je ne sais plus quelle fable qui raconte que Jupiter déclara un jour qu’il allait exaucer les vœux de tous les hommes. Un laboureur demandait-il de la pluie, Jupiter faisait pleuvoir ; mais à l’instant même un autre laboureur demandait du soleil. Les campagnes voulaient que le blé fut cher et les villes que le pain fût bon marché. Jupiter reconnut qu’il était impossible d’exaucer les vœux de chacun, et il en revint aux lois générales pour gouverner le monde. La topographie de la terre ne serait pas moins troublée que la météorologie, si l’homme pouvait disposer de la topographie au gré de ses intérêts et de ses caprices. Dieu sait quels changemens il y ferait ! Tantôt il supprimerait la fertilité d’un pays en détruisant le fleuve qui l’arrose, et cela pour favoriser tel ou tel autre pays ; tantôt il voudrait ré-