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lumière essentielle et native ; le voisinage écrasant d’un effet de neige et d’un effet de soleil dans le désert, loin de l’affaiblir, semble, par comparaison, la rendre plus brillante encore. Un ciel éclatant de blancheur, un lac sur lequel glisse le léger brouillard du matin, un arbre découpé en silhouette, c’est tout ; mais l’aspect nacré de cette peinture, le sentiment profond qui en émane ont quelque chose de surnaturel et d’attractif qui déjoue toute critique et empêche de demander compte à l’artiste des singularités de sa brosse lorsqu’il peint les arbres et du laisser-aller de son crayon lorsqu’il les dessine. M. Corot a une qualité remarquable qui échappe à la plupart des artistes de notre temps ; il sait créer. Son point de départ est toujours dans la nature ; mais lorsqu’il en arrive à l’interprétation, il ne copie plus, il se rappelle et atteint immédiatement à une altitude supérieure et tout à fait épurée. C’est ainsi qu’il faut agir. Un fait brutal, un site vulgaire doit faire germer dans le cerveau d’un artiste bien doué une conception élevée : M. Cavelier aperçoit dans une auberge une servante endormie, et il voit apparaître en lui la Pénélope qui est une des meilleures statues du XIXe siècle. M. Français, en passant sur le boulevard Montparnasse, s’arrête à contempler la lune derrière un ormeau, et son Orphée est trouvé. C’est à cette seule condition que la sculpture et la peinture sont des arts, et elles restent des métiers lorsqu’elles se contentent de l’imitation servile de la nature[1]. Les seuls arts créateurs sont en réalité la poésie et la musique ; les Grecs, nos maîtres en ces matières, l’ont du moins toujours entendu ainsi. Dans cet olympe de l’Hellade, où chaque manifestation de l’esprit humain, chaque faculté fut déifiée et symbolisée, on trouve Thalie, la comédie, — Melpomène, la tragédie, — Érato, l’élégie, — Polymnie, la poésie lyrique, — Euterpe, la musique ; mais parmi ces filles de Jupiter et de Mnémosyne on cherche en vain celles qui présideraient à la peinture et à la sculpture. Ce n’est que justice. En effet, par la combinaison des lettres de l’alphabet, par la combinaison des sept notes, on peut arriver à faire naître chez les hommes des idées et des sensations absolument nouvelles, et qui sont le produit essentiel, subjectif de l’inspiration et de la réflexion du cerveau, tandis que pour la sculpture et la peinture il n’en est point ainsi. Quelque admirables que soient un tableau, une statue, leur origine est toujours extérieure et

  1. Il me paraît curieux de donner à ce sujet l’opinion d’un homme de génie. En 1817, lord Byron écrivait, en parlant de la peinture : « De tous les arts, c’est le plus artificiel et le moins naturel ; c’est celui à propos duquel il est le plus facile d’en imposer à la sottise humaine. Je n’ai jamais vu de ma vie une statue ou un tableau qui n’ait été à une lieue au moins en-deçà de mon idée et de mon attente ; j’ai vu beaucoup de montagnes, de mers, de fleuves, de sites et deux ou trois femmes qui allaient à une lieue au moins au-delà. »