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délicatesse de goût ce qui n’était d’abord qu’à l’état de perception générale et de sentiment. Je doute par, exemple, qu’il soit possible de scruter les mystères de la pensée de Dante avec plus de pénétration que n’en montrait Flandrin, et qu’un lettré de profession apprécie mieux qu’il ne se les expliquait à lui-même les incomparables beautés de la forme dans la Divine Comédie.

Sans parler des livres saints, dont il alimentait chaque jour ses inspirations d’artiste et sa foi de chrétien, les poèmes antiques, qu’il avait commencé de connaître à l’âge où le plus souvent on les oublie, s’étaient si bien emparés de sa mémoire qu’ils y demeuraient comme un terme de comparaison, une fois admis, pour discerner partout ailleurs le vrai ou le faux, l’empreinte d’une imagination sincère ou le simulacre de la poésie. Et cependant Flandrin ne pouvait lire dans le texte ni Homère, ni Virgile. C’était seulement à des œuvres de seconde main qu’il lui avait fallu demander la clé du génie et de la littérature antiques. Qu’importe si le pressentiment et la voie détournée le guidaient en réalité vers le but que tant d’autres n’atteignent pas toujours aussi sûrement en l’envisageant face à face? Tel érudit qui n’ignore le sens d’aucun mot grec ou latin, tel paléographe rompu à toutes les difficultés grammaticales en saura peut-être beaucoup moins, quant aux caractères généraux et à l’expression morale des monumens directement étudiés par lui, qu’un artiste bien doué qui ne les aura consultés qu’à travers une traduction et, pour ainsi parler, à distance. Le peintre de l’Œdipe et de l’Apothéose d’Homère n’est rien moins qu’un helléniste. Qui mieux que lui pourtant a compris l’antiquité grecque, non-seulement dans ses formes extérieures, mais dans sa signification intime, dans ses coutumes intellectuelles, dans son génie? Flandrin, lui aussi, avait deviné ces secrets. Il reconstruisait dans sa pensée les vers de l’Iliade jusqu’en face de la prose de Bitaubé, comme, avant d’aller en Italie, il lui avait suffi de jeter les yeux sur les tristes gravures de Volpato et de Morghen pour entrevoir déjà les peintures des Stanze ou la Cène de Léonard.

La première œuvre publique du pinceau de Flandrin, le Thésée, exprime clairement ce don de seconde vue, cette faculté de démêler la vraie physionomie d’un fait ou d’une époque sans l’abus, sans le secours même des gloses et des dictionnaires. Nul pédantisme ici, nulle ostentation archaïque; rien non plus qui contredise par des apparences trop modernes l’impression qu’il s’agissait de produire ou qui rabaisse jusqu’à l’image d’une scène familière la représentation de ce sujet épique. En groupant autour d’une table les compagnons de Thésée, Flandrin n’a voulu ni juxtaposer des statues coloriées, ni représenter la vie sous des dehors vulgaires à