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d’autres faits, par des promesses successives ou des preuves de talent qui achèveraient de consacrer l’autorité du maître. En 1832 toutefois les heureux effets de cette influence avaient aux yeux des uns l’attrait de la nouveauté, aux yeux des autres la signification d’une double victoire sur le vieil idéalisme académique et sur l’esprit ouvertement révolutionnaire qui animait alors certains artistes. Aussi le nom du jeune lauréat acquit-il tout d’abord dans le monde des ateliers, et même dans le monde proprement dit, une notoriété que les débutans n’y obtiennent pas d’ordinaire. Il se trouva du jour au lendemain presque célèbre, moins peut-être parce qu’il personnifiait un talent déjà remarquable que parce qu’on en avait fait l’étiquette d’une doctrine et comme le mot de ralliement d’un parti.

Est-il besoin d’ajouter que Flandrin n’eut garde de se prévaloir, de s’émouvoir même de l’agitation causée par ce succès? Eût-il été tenté d’ailleurs d’exploiter sa bonne fortune au profit de son amour-propre, — c’est-à-dire eût-il été moralement le contraire de ce qu’il était, — l’indigence présente de sa vie, de ses habits même, serait devenue un empêchement assez grave pour refouler toute velléité de répondre aux avances d’autrui et de paraître[1]. Flandrin, lorsqu’il eut obtenu le prix, ne songea, ses lettres l’attestent, qu’au bonheur qu’en ressentiraient ses parens, à l’hommage indirect qu’on rendait ainsi à son maître. De tout le reste il ne vit rien, ne sut rien ou ne voulut rien savoir. Sans autre ambition qu’un ardent désir de mieux faire, il partit pour Rome après un séjour de quelques semaines à Lyon, où il s’était rendu à pied, comme de coutume, mais d’un pied bien leste, bien joyeux cette fois, puisqu’il rapportait aux siens la récompense d’un passé dont s’était alarmée leur tendresse et, quant à l’avenir, des gages assez sérieux pour achever de la rassurer.

Le voilà donc installé à l’Académie de France, délivré des soucis qui, dans le cours des années précédentes, avaient si cruellement pesé sur sa vie; le voilà maître enfin de se donner tout entier à l’art, d’en étudier sur place les plus nobles exemples, et, comme il le disait lui-même, de « causer face à face avec Raphaël et Phidias. » Un grand regret pourtant demeurait au fond de ce cœur si heureux de ses émotions nouvelles, et le possédait aussi continuellement que l’enthousiasme pour la nature italienne et pour les

  1. Un homme qui avait alors une très haute situation politique et littéraire souhaita connaître ce jeune homme dont l’opinion s’occupait. Il lui adressa une invitation à dîner que Flandrin dut refuser sous je ne sais quel prétexte, mais en réalité par ce motif qu’il ne possédait pour toute coiffure qu’une casquette, et qu’il n’avait pas assez d’argent pour acheter un chapeau.