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curs, une troisième nous introduisit dans une salle basse lambrissée de chêne, où, devant un âtre énorme, siégeaient, au sein d’une pénombre imposante et devant des chenets en fer tels qu’on les fabriquait sous Cromwell, une demi-douzaine de personnages graves et silencieux, — véritable personnel de conspiration. Connaissance faite, ils ne tardèrent pas à se dérider, et on le croira sans peine en se rappelant que Titmarsh était le plus terrible d’entre eux.

Ceci se passait en 1843, si j’ai bonne mémoire, et c’est à peine si la réputation du jeune écrivain s’était fait jour au-delà du détroit. On l’avait cependant revu en 1839 à Paris, où il était chargé par M. Fraser d’examiner notre exposition de peinture[1]; mais il trouvait pour ainsi dire la place prise. La réputation rapidement faite de Charles Dickens étouffait, comme un arbre vivace et touffu, les jeunes plantes qui cherchaient dans le voisinage une place et un rayon de soleil. Les plus faibles mouraient, les plus robustes végétaient en attendant une éclaircie favorable qui leur permit de pousser. Le premier incident qui créa des rapports entre ces deux remarquables émules fut le suicide du caricaturiste Seymour (le même qui avait illustré les sketches de Boz). Ce malheureux artiste se donna la mort dans un accès d’aberration mentale quelques semaines avant le jour où devait être mise en vente, avec des dessins de lui, la première livraison des fameux Pickwick-Papers. Il fallait à tout prix, et dans le plus bref délai, combler cette lacune imprévue. Thackeray se présenta chez Dickens, et sollicita l’emploi vacant. Dickens déclina ses propositions, soit qu’elles fussent tardives, soit qu’un nom déjà fait parût nécessaire à l’éditeur. On a prétendu qu’au sortir de cette entrevue Thackeray, parodiant les imprécations antiques, s’était juré d’écrire, puisqu’on lui refusait de le laisser dessiner. Nous n’attachons aucune importance à cette anecdote suspecte; elle n’est en rapport ni avec le caractère de l’homme que nous commençons à connaître, ni avec ses antécédens, puisqu’il écrivait déjà depuis plusieurs années à l’époque dont il est question, c’est-à-dire en 1836.

L’année où nous reporte le souvenir personnel que je viens d’évoquer (1843) marque l’ère des premières « victoires » remportées par le futur romancier, de celles qui le placèrent d’abord dans l’opinion de quelques juges d’élite, puis dans celle du public, au rang dont il était digne. Un excellent article sur les caricatures de son

  1. Voyez le Fraser’s Magazine du mois de décembre 1839. Quant aux travaux de Thackeray pendant cette période que l’on pourrait appeler d’incubation, il faut les chercher dans ses Miscellanées sous ces différens titres : Yellow plush-papers, Stubbs calendar or the fatal Boots, Catherine, Cartouche Poinsonnet, Epistles to the Literati, etc.