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nés dans Shang-yu, n’essayèrent qu’une sortie infructueuse contre notre convoi, évacuèrent la ville et s’enfuirent en toute hâte derrière la rivière (28 novembre 1862). Ainsi se trouvait exécutée la première partie du programme des officiers français, la délivrance du pays entre Shang-yu et Ning-po.

Les Taï pings purent se retirer avec la conviction d’avoir accompli leur œuvre de dévastation. Tout dans la campagne avait été ravagé, les maisons étaient brûlées ou détruites, les récoltes enlevées; les adultes mâles avaient été tués ou enrôlés de force. A mesure que les réguliers s’avançaient, une colonne sans cesse grossissante de vieillards, de femmes et d’enfans se mettait à leur suite; elle comptait bien trois mille personnes quand ils entrèrent dans la ville. Tous ces gens criaient famine; trop faibles pour chercher dans les ruines les misérables vivres laissés par l’ennemi, ils se couchaient auprès des campemens, prêts à se laisser mourir de faim. Une main française, celle de Mme Delaplace, les sauva. En voyant des officiers ses compatriotes venir au secours des populations placées sous sa direction apostolique, il voulut s’associer à leur œuvre. Le nombre des affamés ne l’effraya point, et ses mesures furent bientôt prises. Il se fit donner un des magasins de riz qui existaient encore dans la ville, fit construire des fourneaux, et après un seul jour de préparatifs put distribuer trois mille bols de riz par repas. Son ministère de charité se continua pendant trois mois, le temps pour ces malheureux de passer l’hiver et de se créer des ressources. Quand le magasin fut épuisé, il s’adressa aux notables de Shang-yu, qui, à la nouvelle de la délivrance de leur patrie, étaient accourus de Ning-po, où ils s’étaient réfugiés. Les notables secondèrent avec ardeur Mgr Delaplace. Il y a en effet de la bonté dans le cœur des Chinois, et la réputation d’égoïsme qu’ils ont si tristement méritée ne vient pas de leur nature, mais des conditions déplorables dans lesquelles les place l’administration qui les régit. Il ne leur est pas facile de se livrer à leurs bons sentimens. Le simple particulier qui ose prendre une initiative porte ombrage et se voit bientôt rançonné sous un prétexte ou sous un autre. Les mandarins, qui n’appartiennent jamais à la province qu’ils gouvernent, n’y voient d’ordinaire qu’un sol à exploiter, et s’inquiètent peu de ses besoins ou de ses misères. On en eut une preuve après la prise de Shang-yu. La ville était délivrée depuis plus d’une semaine que de nombreux cadavres s’étalaient encore dans les campagnes. Quelques Chinois de Ning-po se cotisèrent pour les faire enterrer; mais, lorsqu’ils allèrent demander aux mandarins l’autorisation dont ils avaient besoin, ils furent rudement accueillis. « De quoi vous mêlez-vous? leur répondit-on. Est-ce vous maintenant qui voulez gouverner le pays?