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de l’étroit domaine de la fantaisie personnelle. Les Caprices de boudoir, un livre dont le titre indique nettement le caractère, procèdent des mêmes données sensuelles et érotiques : Vénus continue de trôner dans son temple, et le poète l’adore à genoux. Que d’adorateurs l’orgueilleuse déesse a vu chanter dans la même posture depuis le temps où Lucrèce, un de ses prêtres vraiment inspirés, lui a dédié son hymne magnifique ! Une pointe d’humour perce néanmoins de temps à autre dans ces Caprices de boudoir, où l’amour frissonne et chuchote ; d’ailleurs ce ne sont pas seulement les caresses de la femme aimée que célèbre la strophe du poète, c’est aussi le mystère sublime de l’attraction universelle. La forme, généralement pure et nette, revêt le sentiment d’une parure aisée : malheureusement le vif de l’âme, ici non plus, n’est pas entamé par cette fantaisie trop déliée qui a le vol chancelant et incertain du papillon.

Quatre autres volumes de poésies, Chemin perdu, de M. André Lemoyne, les Poèmes de la nuit, de M. Achille Millien, Passion, par Mme Louise d’Isolé, et les Espérances de M. George Lafenestre, annoncent des artistes soigneux de la forme et du rhythme ; avec eux, l’idée s’élève et se fortifie un peu ; la nature et l’amour, que leurs vers célèbrent avec des accens graves ou sourians, recouvrent du moins leur aspect et leur vérité, et lorsque tant d’autres esprits prennent le cauchemar volontaire, l’hallucination forcée, pour le rêve ou l’Inspiration, on se réjouit à bon droit de trouver un poète qui chante sans effort ni affectation. M. George Lafenestre est un rêveur doux et modeste qui n’exalte pas prématurément son propre talent et ne promet pas « de fruits à l’aurore. » Il se contente de suivre le vent « comme la poussière et les hirondelles,, > et il célèbre un peu au hasard les grandes merveilles et les petits riens de la création, qui sont aussi des merveilles. Il a l’oreille et l’âme ouvertes à tous les bruits, à toutes les harmonies, à tous les soupirs qui s’élèvent entre le ciel et la terre ; tantôt il s’entretient mélancoliquement avec la cigale, les passereaux, les violettes ; tantôt il s’égare à travers les blés, les forêts et les ruines, aspirant avec volupté les silencieux reflets de la lune, la poésie des horizons larges et éclatans, et celle des retraites dormantes et oubliées. Son doigt discret et délicat fait vibrer d’une façon charmante le clavier des émotions suaves et intimes. Et ce qu’il importe de louer surtout chez M. Lafenestre, c’est qu’il n’est pas seulement un heureux rimeur de sonnets, de ballades, de méditations à fleur d’âme : il montre dans son poème de Pasquetta qu’il sait au besoin trouver des accens nobles et énergiques. Pasquetta, c’est la puissance du génie arrachant le prédestiné au repos d’une existence calme et insouciante pour le vouer à une vie d’orages et de douleurs ; c’est l’amour vaincu et refoulé par l’ambition ; c’est ce pâtre qui sera un jour le Giotto, abandonnant sa vallée natale et Pasquetta, la chevrière, dont le cœur battait sur le sien, pour suivre le démon tyrannique de l’art, pour aller au loin chercher la couronne d’immortalité qui se paie si cher. On peut dire qu’ici l’inspiration de M. Lafenestre s’est soutenue naturellement à la hauteur de son sujet.