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Un élève de l’École des chartes vient de tirer de l’oubli un petit volume, les Poésies profanes[1] de Claude de Morenne, évêque de Séez, qui nous reporte à la source même du courant poétique français, au temps où Ronsard et la pléiade, accordant leur muse au son de la lyre grecque et romaine, s’essayaient à improviser une langue nouvelle, à la faire jaillir d’un seul jet d’une imitation, poussée à outrance. On ne connaissait jusqu’ici de Claude de Morenne que des quatrains moraux et des cantiques spirituels dont l’histoire et la critique littéraire avaient le droit de faire bon marché ; mais il paraît que dans un coin de l’âme du théologien frémissait une corde plus fraîche et plus juvénile qui le met dans le groupe national des Baïf, des Desportes et des Bertaut. Les chantres d’amour n’étaient pas alors douteurs et mélancoliques comme ils le sont devenus depuis : autre temps, autre inspiration ; on aimait mieux faire du badinage que de l’analyse psychologique. Ce qui se dégage de la fantaisie un peu gauche des poètes de la fin du XVIe siècle, c’est un parfum singulier de jeunesse et de naïveté, qu’altère cependant un pédantisme trop apparent. Il est curieux d’un autre côté de voir comme la pensée la mieux nourrie trébuche sur les mots encore débiles et mal assurés, ainsi qu’un corps fait et vigoureux chancellerait sur des jambes trop grêles pour le supporter. Aujourd’hui nous sommes témoins d’un phénomène bien différent : jamais langue poétique n’a été plus riche, plus pleine, plus harmonieuse et plus sûre d’elle-même que cette langue deux fois remise dans le creuset du génie au XVIIe siècle et au XIXe ; mais la pensée poétique, lasse peut-être, après tant d’efforts et d’enfantemens, de se replier sur elle-même et de chercher la moelle solide qui la fortifie, est devenue vague et fluide : elle ondoie à droite et à gauche, elle plane paresseusement au-dessus ou autour de ce monde moral et matériel qu’elle n’a plus assez de courage ou de vigueur pour creuser ; elle ne se sert du rhythme et de la mélodie que parce que le rhythme et la mélodie sont choses légères et charmantes, habiles à dissimuler la faiblesse de l’idée ; elle se contente d’entretenir doucement son vol dans les couches inférieures de l’atmosphère poétique, en attendant qu’un vent propice et puissant l’enlève derechef à de plus hautes régions.

Le recueil de Claude de Morenne est un mélange capricieux d’élégies, de sonnets, de chansons, d’odes, d’épithalames, d’églogues, où l’évêque de Séez chante l’Amour, Cupidon, le « petit archerot, » comme on l’appelait en ce temps-là, et les mignonnes fantaisies de sa jeunesse, les innocentes échappées d’une âme dont la théologie n’étouffa sans doute jamais les secrets soupirs. Comme exemple de poésie singulière, mignarde, ingénieuse, de cette poésie qui eût mis en joie certaines ruelles du XVIIe siècle, il faut lire dans les œuvres de l’évêque de Séez une pièce qui rappelle la ballade où Charles d’Orléans introduit en scène son cœur criant au feu et appelant

  1. Publiées et annotées par M. L. Duhamel, élève de l’École des chartes ; Caon, Le Gost-Clérisse, éditeur.