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ses amis à son secours. C’est l’Amour, alors « un faus petit garson, » aujourd’hui un sentiment que, Dieu merci, le XIXe siècle ne personnifie plus, qui a mis clandestinement l’incendie chez Claude de Morenne et contraint le futur évêque d’implorer l’aide du passant. D’autres pièces plus sérieuses, par exemple la pièce intitulée Regrets et lamentations du comte de Mongommery, respirent un vrai patriotisme ou procèdent d’une veine de satire quelquefois heureuse ; on sent en outre dans tout le recueil que Malherbe, le tyran des mots et des syllabes, n’a pas encore fait triompher son impitoyable triage. Claude de Morenne grécise et latinise tout à son aise, il parle de l’automne porte-vin, de la rose doux-flairante, du roc enfante-flamme, des rois ensceptrés, etc. ; il a des diminutifs à l’italienne, des diminutifs de diminutifs, mots charmans, friables, pleins de sourire et de grâce, qui, à la faveur de la renaissance grecque et latine, essayaient alors de se glisser subrepticement dans le tissu un peu âpre et anguleux du langage gaulois. Pourquoi, hélas ! une proscription un peu trop sévère les en a-t-elle presque tous chassés ?

Grâce à M. Antoine Campaux, nous pouvons revenir aux poètes d’aujourd’hui, sans quitter tout à fait ceux d’autrefois. Dans ses Legs de Marc-Antoine, M. Campaux a voulu imiter les testamens où Villon nous raconte, en termes tour à tour badins et mélancoliques, sa vie aventureuse, ses idées, ses émotions, ses fautes et ses misères. Il mélange comme lui le lyrisme et la satire, marie l’épigramme au sentiment. D’où vient donc que cette série de legs écrite en une langue châtiée et quelquefois ferme nous intéresse et nous charme moins qu’une seule page du chantre des dames du temps jadis ? La raison en est simple : l’œuvre de Villon nous montre l’humanité sous un de ses aspects vraiment caractéristiques ; c’est un monde tout entier, celui des dernières années du moyen âge, qui se révèle à nous dans ces confessions intimes ; grâce à elles, on pénètre dans l’existence de ces pauvres clercs du XVe siècle qui tous n’avaient pas maison et couche molle ; on retrouve cette basoche de taverne, insouciante, mutine, au besoin larronne, qui remuait, barbouillée de grec et de latin, dans l’enceinte de l’Université ; toute une société curieuse et pittoresque défile dans les testamens de l’écolier, et y répand largement la vie et l’intérêt. Y a-t-il même sève et même attrait dans les poésies de M. Campaux ? Non, le monde qu’il chante dans ses Legs n’a point le relief, l’étrangeté piquante de celui que Villon représente ; M. Campaux mourrait intestat que le public n’y perdrait la peinture d’aucune existence ou d’aucun milieu bien tranchés. Le bohème d’aujourd’hui ne laissera pas ce vivace souvenir qui éclaire, en l’ennoblissant bien loin par-delà les neiges d’antan, l’originale figure de l’autre bohème du XVe siècle. En somme, c’est surtout son cœur et sa vie morale, c’est l’expérience douloureuse de ses fautes et de ses souffrances que Villon léguait à son siècle. Il quittait un monde où l’énergie et la volonté ne suffisaient pas pour se frayer un chemin facile : plus d’une larme coula furtivement sur la ballade ou sur le rondeau que rimait sa plume ; mais la joyeuse