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était triste. Comme je lui en fis la remarque : « Ah ! monsieur, ne m’en parlez pas ! être monté si haut pour ne rien voir ! D’ici, quand il fait beau temps, nous apercevons la Corse et la Sardaigne, toutes les montagnes qui nous séparent d’avec le pape, toutes les îles de l’archipel toscan : Monte-Cristo, la Pianosa, l’île d’Elbe, la Gorgone et la Capraia ; nous voyons la mer de Massa et de Carrare et le golfe de la Spezzia, le golfe de Gênes, celui du Lion, les îles d’Hyères, et les ports de Toulon, de Marseille, enfin la silhouette du cap Creus, qui annonce les côtes d’Espagne. » Heureusement j’avais, en tentant cette ascension, un autre but que celui de jouir du spectacle magique que présente la mer infinie ; j’étais venu pour voir des carrières de marbre statuaire, et je fus amplement satisfait.

À notre droite s’étendait Falcovaja, d’où est sorti tout le marbre destiné à Saint-Isaac, la nouvelle cathédrale de Saint-Pétersbourg. Dans le concours ouvert à ce sujet par l’empereur de Russie, vers l’année 1842, les marbres de l’Altissimo obtinrent la préférence sur ceux de Carrare. En trois ans, les trois carrières réunies de Falcovaja, la Polla et la Vincarella livrèrent ainsi près de 2,000 mètres cubes de marbre des plus belles qualités, blanc clair ou statuaire. À Falcovaja, les filons sont fort beaux ; seulement, comme disait Antonio dans son gros bon sens de carrier, la madre natura li porta troppo alto (la mère nature les a portés trop haut). Après notre visite à Falcovaja et un coup d’œil jeté sur les énormes bastions en contre-bas, nous entrâmes dans la cabane des carriers. Là, tout en me chauffant à un feu de broussailles, je regardai par la fenêtre la végétation rabougrie qui couvrait le plateau : c’étaient de petits hêtres souffreteux, aux feuilles jaunies, desséchées par les frimas. Non loin étaient les carrières abandonnées, entourées de déblais de marbre dont la blancheur se confondait avec celle de la neige. Les faucons, les corneilles et les aigles, ces oiseaux des abîmes, planaient au-dessus de nous avec des cris rauques et sauvages. Après notre déjeuner, arrosé de libations abondantes que justifiaient assez le froid, la fatigue et la hauteur, il fallut penser à la descente. Nous prîmes un sentier différent de celui du matin, et passant devant la carrière qui porte le nom caractéristique de Cava del Saltetto, à cause du saut que l’on fait faire aux blocs de marbre par-dessus la corniche de son énorme bastion, nous quittâmes bientôt les eaux de la Vezza pour celles de la Serra. Nous suivions, aux flancs de la montagne, un chemin encore plus dangereux peut-être que celui qui conduit aux plus hauts chantiers du Giardino. Nous nous engageâmes à la file sur un cordon horizontal taillé dans le marbre, et si étroit qu’il y avait à peine de quoi poser un pied devant l’autre. Inutile d’ajouter que la main n’eût pu un instant abandonner la