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chaîne de fer fixée par ses deux bouts le long de cette corniche à pic. Au-dessus de nos têtes surplombait le calcaire, sous nos pieds s’ouvrait l’abîme vertigineux. La corniche, encore mouillée de la pluie, polie d’ailleurs par le passage fréquent des ouvriers, était glissante comme si elle eût été recouverte d’une couche de verglas. Nous la franchîmes toutefois sans encombre, et je fus récompensé de n’avoir pas reculé devant ce mauvais pas, car j’entendis Antonio, déjà arrivé à la nouvelle carrière vers laquelle nous nous dirigions, me crier de toute la force de ses poumons en agitant les bras : la Cava del Buonarotti ! J’étais donc enfin parvenu au principal but de cette pénible excursion, à l’une des carrières jadis fouillées par Michel-Ange. C’était là le champ d’exploration où le grand homme, pour complaire à son protecteur Léon X, avait, à force de fatigue et de courage, découvert des marbres statuaires qui devaient faire concurrence à ceux de Carrare. En 1518 et 1519, Michel-Ange put à grand’peine extraire de ce chantier cinq colonnes et quelques blocs qui ne furent pas même employés. Une partie fut toutefois transportée jusqu’à la mer par la route qu’on avait ouverte sur les flancs de l’Altissimo, et l’une des colonnes arriva brute à Florence ; mais ni la façade de l’église Saint-Laurent, où sont les tombeaux des Médicis, ni la tombe même de Jules II, ne furent jamais achevées. Léon X d’ailleurs n’avait pas tardé à mourir. Tout ce que gagna Michel-Ange à l’extraction des marbres de l’Altissimo fut de se brouiller à mort avec son ami le marquis Albéric, seigneur de Carrare, auquel appartenaient les carrières de cette dernière localité, et qui ne pardonna jamais à Michel-Ange d’avoir ouvert celles de l’Altissimo.

Environ une quarantaine d’années s’étaient écoulées depuis ces événemens, quand Cosme Ier de Médicis, aussi profond politique qu’habile administrateur, appelé à régner sur la Toscane, reprit heureusement les traditions de Léon X. On conserve dans les archives grand-ducales à Florence une lettre où Cosme exige que, pour les ouvrages dont il embellit sa capitale, les marbres de Seravezza soient seuls employés à l’exclusion de ceux de Carrare. La direction des travaux fut confiée aux plus célèbres artistes du temps, et Vasari, l’Ammanati, Mosca, Jean de Bologne, qui ont orné Florence de leurs chefs-d’œuvre sous le long règne de Cosme Ier, se succédèrent dans la surveillance et l’administration des carrières de Seravezza. Les lettres échangées à ce sujet entre ces vaillans artistes et leur royal protecteur ont toutes été conservées et sont curieuses à plus d’un titre. On y voit Cosme suivre d’un œil attentif les progrès de l’extraction des marbres. Jour par jour sont notés les frais de l’exploitation, et il les acquitte de sa bourse. Lui-même venait quelquefois à Seravezza : il aimait à y séjourner dans une villa