Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le bloc descendait. Les ouvriers gouvernaient avec des pinces cette lourde masse, et une armée d’auxiliaires les accompagnait, mettant la main où besoin était. Le chemin était pavé de bois savonnés couchés à plat et sur lesquels s’avançait le colosse de marbre. En plaine, les bœufs vinrent s’atteler au traîneau. Ce spectacle de la descente des blocs, toujours fort animé, prend, lorsqu’il s’agit de grandes masses, un caractère vraiment majestueux. Au départ, les ouvriers se découvrent et font leurs prières, puis les signaux sont donnés comme dans la manœuvre d’un navire. Parvenu à destination, le monolithe extrait pour la statue de Dante mesurait encore 800 palmes, et pesait par conséquent près de 33 tonnes ou 33,000 kilogrammes. Comme je contemplais avec admiration ces masses énormes, que les carriers de l’Altissimo manœuvrent si habilement, Agostino me rappela avec orgueil que le bloc amené en 1824 par son oncle Domenico de Carrare à Paris, pour la statue équestre de Louis XIII sur la Place-Royale, pesait 52,000 kilogrammes. Quoi qu’il en soit, le bloc d’où sortira la statue de Dante n’en représente pas moins un des monolithes les plus imposans extraits jusqu’ici des carrières de marbre. Chargé sur le chemin de fer à Seravezza, on l’a transporté à Florence sans rompre charge, c’est-à-dire sans transbordement ; il a été amené enfin dans l’atelier de l’artiste, où on le dégrossit en ce moment.

Pour aller de Seravezza à la mer, à Forte de’ Marmi, le port d’embarquement des marbres, on suit une route des plus animées et des plus pittoresques : elle longe d’abord le cours de la Versilia, qui reçoit les eaux des deux torrens de la Serra et de la Vezza. Les berges sont plantées de peupliers, et ce rideau de verdure borde agréablement la rivière. La vallée est étroite au début ; à gauche se montrent encore des marbres, à droite s’élèvent à de grandes hauteurs les schistes, dont la cime déchiquetée, fendillée, revêt des formes bizarres : on dirait de vieux châteaux en ruine, de ces nids d’aigle comme les seigneurs du moyen âge en bâtissaient volontiers sur les sommets les plus ardus. La fiction côtoie ici la réalité, et non loin de là existent en effet des restes de vieux manoirs, d’antiques tours, à Corvaja, à Vallechia. On dit que les seigneurs de ces contrées soutinrent même des sièges en règle contre la république de Lucques, qui leur disputa longtemps la possession des mines d’argent de Val di Castello et du Bottino vers le milieu du XIVe siècle[1].

  1. De ces deux mines, la première, reprise a diverses époques, est maintenant abandonnée ; la seconde, réexploitée avec fruit d’abord sous les Médicis, puis de nos jours, est à cette heure une des plus productives de la Toscane, qui renferme tant de riches gisemens. Sous l’habile direction de l’ingénieur actuel, M. F. Blanchard, la mine du Bottino est entrée dans une période d’exploitation des plus heureuses. Le gîte est parfaitement aménagé ; une machine à vapeur d’extraction a été établie dans la galerie principale, pour remonter le minerai par un puits incliné intérieur, le long du plan du filon. Un tunnel de plus de 800 mètres atteindra bientôt la partie inférieure du gîte. Au sortir de la galerie, les produits extraits sont amenés au bas de la montagne par un chemin de fer automoteur, c’est-à-dire où les wagons pleins descendent par leur propre poids, remorquant les wagons vides. Arrivé aux ateliers de préparation, le minerai est trié à la main, puis broyé en poudre sous les bocards ou pilons mécaniques, et enfin divisé en différentes qualités et teneurs au moyen d’appareils classificateurs fort ingénieux. Les matières isolées dans ces opérations (galène et cuivre gris argentifères) sont alors fondues dans des fours spéciaux. L’argent se concentre dans le plomb, et des saumons ainsi obtenus on extrait & la coupelle un gâteau d’argent, résultat final de l’opération. Les litharges ou oxydes de plomb provenant de la coupellation sont refondues et réduites pour en tirer du plomb marchand. Tout cet ensemble de travaux mériterait d’être étudié, et prouve que l’industrie des marbres n’est pas la seule intéressante dans le district de Seravezza.