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dessus de table, etc., des marmetti ou carreaux en paquets. Quelques blocs de couleur insolite se détachent vigoureusement sur l’ensemble. C’est le portor aux veines jaunes sur fond noir venu du golfe de la Spezzia, le vert de Gênes ou vert de mer, la griotte du Languedoc au ton rouge cerise, ce qui lui a valu son nom. Ces marbres étrangers ont été portés jusque-là pour être amenés aux scieries de Seravezza et débités en tables. Les carrières d’où ils ont été tirés ne donnent pas lieu à une extraction assez importante pour qu’on y ait établi des appareils de sciage, ou peut-être manquent-elles de chutes d’eau, forcé toujours plus économique que la vapeur et souvent la seule possible dans les montagnes.

La manière dont on embarque les marbres est primitive, mais originale. La balancelle ou lancia est tirée à sec. Avec des grues et des palans, on élève les blocs et on les descend à fond de cale, puis le navire est lâché à la mer glissant sur des bois savonnés comme si l’on procédait au premier lancement. Cette méthode date des Romains, et les Grecs eux-mêmes n’opéraient pas autrement quand ils chargeaient le marbre de Paros. Les balancelles portant les marbres jaugent de 20 à 50 tonneaux ; elles s’en vont ainsi à Gênes, à Livourne, où l’on transborde les blocs sur de plus grands bâtimens. Quelquefois des navires de 150 à 200 tonneaux sont expédiés directement de Marseille à la marine de Seravezza. En ce cas, les lancie prennent toujours les blocs au rivage, et les portent aux navires qui attendent en rade. Si le mauvais temps survient dans l’intervalle, ceux-ci sont obligés de s’éloigner sans compléter leur chargement.

La vue dont on jouit de la plage de Forte de’ Marmi est des plus pittoresques. Quand le temps est clair, on découvre toute la mer de Toscane, depuis le Montenero de Livourne jusqu’à la pointe de Porto-Venere, qui ferme au couchant le beau golfe de la Spezzia. Sur le rivage, au-delà du dépôt des marbres, présentant un amas de blocs disséminés dans un désordre qu’on pourrait prendre pour un effet de l’art, s’étend une rangée de maisons proprettes où sont établis les marins et les carriers. Deux édifices plus imposans, situés orgueilleusement à l’écart, attirent les yeux, C’est d’un côté l’inévitable douane, bâtisse sans art, n’appartenant à aucun ordre d’architecture, et d’autre part le fort (d’où le nom de Forte de’ Marmi donné à la localité). Le style à la fois élégant et sévère de la forteresse révèle le siècle des Médicis, l’époque où Michel-Ange, précurseur de Vauban, dessinait des citadelles de la même main qui peignait la chapelle Sixtine ou sculptait le David. Sur la façade qui regarde la mer, l’écusson grand-ducal aux six boules s’est effacé devant la croix de Savoie. Des artilleurs piémontais à la tenue mâle