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qu’en face on voit se dresser la noire forteresse de San-Jorge. J’étais à San-Pedro d’Alcantara, le jardin des rendez-vous. Cette fois je dus avoir recours à un gallego (commissionnaire espagnol) pour m’aider à me retrouver.

En voyage, le hasard est toujours le meilleur des guides. Dans l’hôtel où il m’avait conduit, je me trouvai entouré, dès le premier jour que je descendis à la salle à manger, de Portugais à la conversation desquels je ne comprenais mot. L’occasion était merveilleuse pour me forcer à apprendre un idiome qui m’était devenu indispensable. Je prêtais déjà une oreille attentive lorsque, reconnaissant à je ne sais quoi ma nationalité, tous ces convives continuèrent en français leur causerie. Du premier coup je me trouvais en pleine société lisbonnaise. Les hommes réunis autour de cette table étaient tous des députés, des pairs du royaume, des magistrats, des officiers et des écrivains. Le caractère de cette réunion ne laissa point de me surprendre. Je ne m’attendais guère à entendre à Lisbonne la langue française maniée d’une façon aussi gauloise, et certes ce n’est pas dans une salle d’hôtel que j’eusse cherché l’élite de la société. Ce n’était point cependant un fait isolé, comme je m’en assurai plus tard : le Portugais aime la vie extérieure ; le foyer, à vrai dire, est si peu nécessaire sous un pareil climat. Il n’est pas jusqu’au grand seigneur qui ne déserte son palais blasonné pour venir parfois s’établir à l’hôtel ; il y rend ses visites, il les y reçoit, et s’y crée des habitudes ; l’étranger le trouve là presque en famille, discutant ses affaires. On pourrait craindre d’être venu par mégarde déranger une réunion intime, on s’aperçoit que l’on n’est qu’un convive de plus. Pendant la journée, tout ce monde se disperse ; les uns consacrent quelques instans, le moins qu’ils peuvent, à leurs occupations ; les autres, parcourant les groupes du Chiado, écoutent les nouvelles politiques, la chronique scandaleuse, et le soir venu chacun apporte son contingent d’anecdotes. Le repas terminé, les cigares s’allument, la causerie continue sur l’événement du jour, sur le livre à la mode, pour aller se terminer, suivant la saison, dans les bosquets du paseio publico, au théâtre San-Carlos ou dans les salons du Gremio litterario, toujours hospitaliers. à l’étranger. Partout, pour exciter sa verve, le Portugais trouvera les tièdes haleines de la nuit, le parfum des fleurs, la musique et l’œil noir ; l’œil noir joue surtout un grand rôle à Lisbonne. Si la femme, avec sa taille replète, son visage rond, sa lèvre épaisse, son. nez large, son teint olivâtre set ses cheveux abondans, mais un peu crépus, n’est pas ici un type de beauté incontestable, il faut ajouter que nulle femme au monde ne possède l’œil brillant et noyé de la Portugaise en général et de la femme de Lisbonne en particulier.