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la connaître, et ses velléités inconstantes pouvaient tout à coup céder au courant. On se rappelle la persistante durée de sa diplomatie secrète, dont certaines tendances, plus honorables, que les résolutions de sa politique déclarée, demeurèrent stériles et témoignèrent cruellement de son égoïste faiblesse. Après cent preuves bien connues de cette coupable indifférence, Creutz achève sa peinture par un vigoureux coup de pinceau quand il nous le montre pensionnant la femme du directeur des postes à la condition qu’elle lui rendra compte de tout ce qu’on écrit sur la cour, sur le roi lui-même, ses ministres et ses maîtresses[1]. Toutes les histoires de Mme Du Barry et de ses vilains parens lui furent de la sorte exactement rendues, et cette étrange délation se continua jusqu’à la fin du règne sans que personne en sût rien. Ce même directeur des postes, ayant demandé un jour à l’intendant des finances, M. d’Ormesson, une place de receveur-général et se voyant rebuté, lui dit : « Vous avez tort, monsieur, de rejeter ma requête ; j’ai l’honneur d’être particulièrement protégé du roi. En voulez-vous une preuve ? Vous êtes du conseil des dépêches ; sa majesté vous dira, si vous le voulez bien, lors de la prochaine réunion : « Je vous trouve bon visage, monsieur d’Ormesson ; êtes-vous parfaitement remis de votre maladie, et depuis quand êtes-vous revenu de votre campagne ? » Qui fut surpris d’une telle assurance ? Ce fut M. d’Ormesson, qui ne connaissait pas cet homme. Il le fut bien davantage, lui à qui le roi ne parlait presque jamais, quand au premier conseil il entendit en effet Louis XV lui adresser ponctuellement ces mêmes expressions. Il en conclut, comme on pense, qu’il y avait lieu de satisfaire sans examen un tel solliciteur.

Ce n’était donc pas non plus Mme Du Barry qui pouvait offrir un appui solide. Elle était actuellement t toute-puissante, il est vrai, et les courtisans, le maréchal de Richelieu en tête, invoquaient pour elle le respect dû au choix suprême, à la prérogative royale. Sa faveur passait cependant pour n’être pas à l’abri de toute épreuve, et Creutz note avec soin les attaques venues de la cour, les témoignages du mépris public, toutes les intrigues enfin qui menaçaient de la renverser :


« On sent qu’on tomberait dans le néant, écrit-il, si les liens de l’habitude qui l’attachent à Louis XV venaient à se rompre, et ils se rompraient infailliblement, si un déclin de la santé du maître amenait un retour vers la dévotion. La conscience royale serait en repos, si Mme Du Barry n’était

  1. Nous analysons, pour toute cette peinture de la cour de France, les dépêches politiques de Creutz, qui sont conservées dans les Archives Royales de Stockholm, et ses dépêches privées à Gustave III, qui font partie de la collection d’Upsal, Est-il besoin de dire que ces documens sont entièrement inédits ?