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grand changement qui se prépare. Le passage de Platon que nous venons de citer, tout significatif qu’il soit comme indice d’une situation intellectuelle générale, révèle pourtant une certaine étroitesse de vues, fréquente chez les plus beaux génies du monde ancien, dont la pensée put bien être vaste et profonde, mais dont l’horizon géographique et social demeura toujours très borné. Déjà même du temps de Platon commençait à percer le sentiment des avantages que le livre qui reste peut avoir sur la parole qui passe. N’avait-il pas fallu sauver par l’écriture les poèmes homériques qui allaient se perdre ? La critique littéraire se constituera bientôt à Alexandrie et à Athènes ; il lui faudra des textes. L’aristocratie romaine et l’élite de la population des provinces se mêleront de philosopher à leur tour ; ils auront besoin que l’on copie les ouvrages des grands penseurs et des savans de la vieille Grèce. Le peuple juif surtout, et c’est un grand progrès dont nous lui sommes redevables, va élever le livre à une hauteur inouïe. Chez lui, pour la première fois, le livre deviendra la base, la sauvegarde, l’aliment quotidien de la foi religieuse et de l’esprit national. Ce ne sont plus seulement des patriciens et des rhéteurs qui en sentent le besoin, c’est toute une multitude disséminée par le monde entier. Et, qu’on y pense bien, chacun des points occupés par des Juifs est un point rayonnant. C’est avec eux que le prosélytisme proprement dit fait son entrée dans le monde occidental, et c’est « le livre » qui le rend possible.

Le christianisme, dans son pays d’origine et dans ceux qu’il envahit, rencontra en effet une écriture sainte qui fut à la fois son alliée et son adversaire, bien avant qu’il en possédât une à lui. L’histoire du canon chrétien se greffe sur celle du canon juif et révèle au fond les mêmes lois de formation. Transportés à Babylone, les Juifs fidèles, privés par la captivité de leur temple et de leurs pratiques cérémoniales, avaient eu recours à la seule forme de culte qu’ils pussent observer en terre étrangère sans violer la loi, c’est-à-dire au culte des synagogues, dont le chant, la prière, l’enseignement religieux constituaient les élémens essentiels. Ce dernier, l’enseignement religieux, avait absolument besoin d’une base historique, alors que le sacerdoce et son rituel n’étaient plus là pour maintenir la vraie croyance, et surtout qu’un besoin croissant de connaissances religieuses et d’orthodoxie se révélait chez les exilés. Au retour, l’habitude était prise et le besoin invétéré. Quoi de plus simple que d’y pourvoir en réunissant les documens écrits du passé national et religieux d’Israël ? On commença par la Loi, c’est-à-dire par ce que nous appelons aujourd’hui les livres de Moïse, dont la lecture et le commentaire perpétuel devinrent l’exercice religieux