Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/410

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’est pas encore absolument défendu d’espérer qu’on en retrouvera quelque jour un manuscrit.

Ce qu’il faut surtout observer, c’est que tous ces livres circulent d’abord en compagnie d’une foule d’autres, ceux-ci plus recherchés que ceux-là, mais sans qu’il soit encore question d’un triage qui séparera les inspirés des non inspirés. Aucune autorité centrale n’aurait pu d’ailleurs opérer ce triage et l’imposer aux récalcitrans. L’église chrétienne a commencé par un état de confédération très peu ou plutôt nullement centralisée ; de plus les divisions qui éclatèrent dès l’origine entre les partisans de Paul et les observateurs de la loi juive n’eussent pas permis une telle opération. Elle n’était possible que du jour où, cette lutte des premiers temps ayant pris fin ou plutôt étant oubliée au milieu d’intérêts nouveaux, la chrétienté dans son ensemble verrait sans surprise un livre aussi peu paulinien que le premier Évangile à côté d’un autre Évangile aussi contraire au judaïsme que le quatrième. Et, tant était fort l’empire des habitudes, tant le point de vue de l’antiquité diffère du nôtre, on pouvait encore se vanter hautement, dans la première moitié du second siècle, de préférer beaucoup les données de la tradition orale restée en vigueur à celles des Évangiles écrits qui commençaient à se répandre au loin. Écoutons comment Papias, par exemple, un vetus homo de cette époque, évêque d’Hiérapolis en Asie-Mineure, et qui écrivit une explication des discours du Christ dont nous possédons quelques fragmens, écoutons de quelle manière, lui qui connaît un Évangile de Marc et des traductions grecques du Recueil de paroles de l’apôtre Matthieu, rend compte de la méthode, excellente à ses yeux, qu’il a suivie pour obtenir des renseignemens bien authentiques sur la doctrine de Jésus. Ce passage est un vrai pendant de celui de Platon que nous avons cité plus haut, et nous demandons la permission de le reproduire tout au long, parce qu’il est caractéristique de toute la situation. « Je ne prenais pas de plaisir, comme tant d’autres, dit le vieil évêque, à ceux qui parlent beaucoup, mais à ceux qui enseignent le vrai, ni à ceux qui rapportent des préceptes hétérogènes, mais à ceux qui reproduisent les commandemens confiés à la foi par le Seigneur et provenant de la vérité même ; mais, quand il arrivait quelque personne ayant suivi les anciens, je lui demandais de me redire leurs discours : que disait André ? que disait Pierre, ou Philippe, ou Thomas ?… et que disent les disciples du Seigneur (contemporains de Papias par conséquent), Aristion et Jean le presbytre ? car je ne pensais pas pouvoir me servir des livres avec autant d’avantage que de la parole vivante et permanente[1]. »

  1. Eusèbe, Hist. eccles., III, 30.