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de très bonne foi, et il donne même à M. Jouffroy une leçon d’invention. Or si nous recueillons, soit dans ses Philosophes français, soit dans ses autres écrits, les idées, nouvelles selon lui, qu’il a présentées, nous croyons qu’on peut à peu près les réduire à six. En psychologie, il a inventé : 1° que la perception extérieure est une hallucination vraie, 2° que l’entendement se compose de deux opérations, l’addition et la soustraction, et que c’est par la soustraction que nous concevons les vérités nécessaires. En métaphysique, il a inventé : 1° que la cause n’est autre chose que la loi, 2° que les élémens primordiaux des choses sont au nombre de trois, à savoir la quantité abstraite, la quantité concrète et la quantité supprimée. En morale, il a inventé que le bien d’un être est la somme des faits principaux qui le constituent. Enfin, en littérature, il a inventé le système si connu de la faculté maîtresse. Telles sont les six inventions de M. Taine, lesquelles, jointes à ses cinq objections, composent jusqu’ici son budget philosophique.

L’objection générale dirigée contre toute l’école spiritualiste est que cette école n’a jamais eu en vue la vérité elle-même, mais qu’elle a toujours dirigé ses recherches dans un intérêt moral préconçu. Elle a soutenu les idées absolues du vrai, du beau et du bien parce que c’est moral, l’existence de Dieu parce que c’est moral, la volonté libre parce que c’est le fondement de la morale. Elle a combattu le panthéisme comme contraire à la morale, le scepticisme parce qu’il est immoral de ne rien croire. Elle a pour fondateur Royer-Collard, chrétien et royaliste, qui croyait combattre la révolution et sauver la morale en combattant le sensualisme du dernier siècle. Maine de Biran a fini par le mysticisme, ce qui prouve à quel point la morale le préoccupait. Jouffroy n’a jamais eu d’inquiétude que pour le problème de la destinée humaine, qui est la plus haute des questions morales. Enfin M. Cousin ne cesse de réfuter les doctrines par leurs conséquences morales, argument contraire, suivant M. Taine, à tout esprit scientifique, car on doit considérer les choses en elles-mêmes, sans se préoccuper des conséquences, qui seront ce qu’elles pourront être. D’après cette manière de voir, la philosophie n’est plus une recherche, c’est une cause ; elle n’est plus une science, c’est une foi.

Qu’il y ait une certaine part de vérité dans cette critique, je n’en disconviens pas ; mais combien aussi d’exagération et de prévention, on le verra aisément. Quoi de plus étrange par exemple que de nous représenter Royer-Collard combattant la révolution française sur le terrain de la perception extérieure, et, pour sauver la société, rétablissant la réalité des corps ? C’était là, il faut l’avouer, un chemin singulièrement détourné pour arriver au but. Le scepticisme