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Maintenant, l’idée précise de ces deux philosophies étant bien fixée, comment M. Taine s’y prend-il pour réconcilier l’une avec l’autre ? C’est ce qu’il nous est jusqu’ici impossible de deviner. Que dit en effet M. Taine ? Qu’il n’y a rien de réel que le phénomène, que le commencement de toute science est la sensation. Fort bien : mais avec qui sommes-nous ici ? Avec Spinoza et Hegel, ou bien avec Condillac, de Tracy, Cabanis, tous les maîtres de l’école idéologique, y compris Mill, que M. Taine a si bien analysé ? Avec ceux-ci certainement ; les premiers sans doute viendront plus tard. Il est vrai que M. Taine reproche à Mill et à l’école condillacienne de ne pas avoir aperçu le rôle et l’importance de l’abstraction. J’avoue que je suis étonné d’un tel reproche : aucune école, plus que l’école empirique, n’a fait la part de l’abstraction dans l’analyse de la connaissance. Toutes les notions qui pour Kant et Hegel sont des notions absolues sont pour Condillac et son école des notions abstraites. En outre l’idée que M. Taine se fait de la définition est exactement celle de l’école empirique : c’est l’opération par laquelle l’esprit ramène une série de faits à un fait premier, dont les autres ne sont que la transformation et le développement. Laromiguière ne par le pas autrement. Je ne vois donc jusqu’ici dans M. Taine qu’un disciple de Condillac et de Laromiguière, non de Hegel, quoi qu’il puisse prétendre.

Il est vrai que M. Taine nous dit qu’une fois en possession de ces idées abstraites, on est en quelque sorte dans un monde idéal, adéquat au monde sensible, mais qui en est la simplification et la réduction, et que l’on peut alors traiter avec les idées, au lieu de traiter avec les choses. C’est ici sans doute, dans cette opération ultérieure et toute logique, que M. Taine compte placer plus tard ce qu’il empruntera à l’école hégélienne ; mais il ne nous a donné encore que l’esquisse la plus vague de cette sorte de métaphysique, et, autant que je puis la comprendre, je ne vois là jusqu’à présent qu’une doctrine toute condillacienne et non hégélienne. Suivant Condillac, l’esprit, une fois en possession des idées abstraites et les ayant représentées par des signes, peut opérer sur ces signes comme sur les choses mêmes, sans avoir besoin de recourir de nouveau à l’observation : il peut combiner ces signes, les transformer, les décomposer, exactement comme on fait en algèbre : le raisonnement n’est plus qu’un calcul. Or cette opération tout abstraite, qui va de signe en signe en toute sécurité, parce qu’elle sait que le signe pourra toujours se transformer en chose quand nous le voudrons, cette opération me paraît être celle que M. Taine nous décrit comme devant être la métaphysique tout entière. N’est-ce pas là, sans aucun mélange, sans aucune addition, la métaphysique de Condillac ?