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Si de la métaphysique de M. Taine nous passons à sa philosophie littéraire, il est impossible de ne pas voir à quel point cette philosophie est, comme on disait autrefois, sensualiste, et combien peu hégélienne. À la vérité, M. Taine avait d’abord proposé un critérium littéraire qu’il mettait à l’abri du nom de Spinoza : c’était ce qu’il appelait la faculté maîtresse. Il y avait, suivant lui, dans chaque écrivain une faculté dominante, qui par toute sorte de transformations expliquait l’homme tout entier, sa personne, son talent et ses œuvres. Un tel système ne pouvait toutefois tenir longtemps devant l’application. Il n’y a pas assez de facultés dans l’esprit humain, même en descendant jusqu’aux plus secondaires, pour expliquer cette innombrable variété de talens qui illustrent l’histoire des littératures. Déjà même quelques-unes faisaient double emploi, et M. Taine avait été obligé de recourir à la même, à la facilité oratoire, pour expliquer deux personnages qui ne se ressemblent guère, Tite-Live et M. Cousin. Dans d’autres cas, l’explication était tellement générale qu’elle équivalait à une défaite. Dire que la faculté maîtresse de Shakspeare est l’imagination, ce n’est pas être très loin de ne rien dire. La stérilité d’un tel principe étant ainsi devenue évidente, M. Taine a dû l’abandonner et aller aux vraies conséquences de la méthode empirique. Au lieu d’expliquer un homme par une seule faculté, c’est-à-dire par une abstraction, il va droit aux faits. Ces faits, ce sont d’abord les conditions extérieures dans lesquelles l’homme est né, le milieu, le temps, le climat, l’éducation, etc. ; ce sont ensuite le tempérament, l’organisation, les accidens de la vie, les passions, les mœurs. Tous ces faits étant décrits et rassemblés, il faut le dire, avec une vigueur de pinceau peu commune, et systématisés avec une extrême habileté, le talent d’un écrivain en est la résultante. Dans la théorie de la faculté maîtresse, l’intérieur de l’homme était encore ce qui dominait ; mais M. Taine a été de plus en plus entraîné par l’impulsion naturelle de ses principes à remplacer l’intérieur par l’extérieur, à expliquer l’homme par les choses, et à ne plus voir dans une âme humaine, dans le génie, dans la vertu elle-même, qu’une sorte de combinaison de phénomènes dans des proportions qu’on ne peut qu’approximativement déterminer. Or cette théorie est en contradiction avec la théorie des grands hommes, telle que la donne l’école hégélienne. Suivant les hégéliens, un grand homme est une incarnation de l’idée éternelle, c’est par la participation avec l’absolu et avec le divin qu’un homme est grand. Les circonstances extérieures ne sont pas les causes déterminantes du génie ; bien loin de là, elles ne sont elles-mêmes en grande partie que les dernières conséquences des idées antérieurement découvertes et défendues par quelques esprits