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que par une nuance, qui peut devenir elle-même aussi petite qu’on le voudra. Au contraire, pour M. Taine, il n’y a pas de je ne sais quoi ; il n’y a que deux facultés, la sensation et l’abstraction ; tout ce qui n’est pas phénomène perçu par les sens ou notion abstraite exprimée par des mots n’est rien. Quelquefois son imagination s’enflamme quand il pense à la totalité des phénomènes, et il parle de la nature avec l’enthousiasme de Lucrèce. Ne nous y trompons pas, la nature n’est ici qu’un mot qui représente la somme des phénomènes perçus ou imaginés.

La philosophie que je viens de décrire est-elle plus hégélienne que la précédente ? Je ne le pense pas. M. Renan a quelque part interprété la doctrine de Hegel dans le sens de ses propres idées ; il a vu dans la théorie du process, c’est-à-dire du développement, sa propre théorie de l’universel devenir, et il explique le principe de l’identité des contradictoires par l’idée de la relativité indéfinie de la connaissance. M. Scherer, dans un remarquable travail sur Hegel qui a paru ici même[1], l’interprète à peu près de la même manière, et transforme volontiers l’école hégélienne en école historique. Il me semble que le véritable hégélianisme disparaît peu à peu dans ces diverses traductions. Sans doute la pensée de ce grand métaphysicien se prête à des interprétations bien diverses ; mais il n’y en a pas, je crois, de plus infidèle que celle qui transforme en philosophie du relatif une doctrine dont toute la prétention, je dirais presque la folie, est d’être précisément la vérité absolue, la science absolue. En effet, aucune philosophie dans aucun temps n’a poussé aussi loin l’assimilation de la raison humaine et de la raison divine ; aucune n’a tenté un effort plus hardi et plus violent pour déduire le monde entier de certaines idées a priori ; aucune n’a plus audacieusement affirmé qu’elle était parvenue à découvrir et à expliquer l’essence des choses. C’est ce système, si dogmatique et tout rationnel, qui se transformerait, suivant M. Renan et M. Scherer, en une sorte de scepticisme empirique, acceptant comme loi suprême l’évolution des phénomènes, soit dans la nature, soit dans l’humanité. Rien ne prouve mieux l’opposition de ces deux points de vue que la polémique soulevée en Allemagne entre l’école hégélienne et l’école historique sur les principes et les fondemens du droit. Pour celle-ci, le droit n’est que le résultat de la transformation successive des choses, il est le résumé d’un état donné de civilisation ; pour celle-là, le droit est une idée a priori qui se tire de l’essence même de l’humanité et doit s’imposer aux faits, au lieu d’en être l’expression et le résultat. Voilà, dans un cas

  1. Voyez la Revue du 15 février 1861.