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On se sert du dogme pour miner la liberté ; défenseurs de la liberté, ils sont amenés à ne plus respecter le dogme. Étant convaincus que le jour où la grande majorité des citoyens seraient assez bons catholiques pour obéir en tout au clergé, l’intolérance serait rétablie, ils pensent que le seul moyen d’éviter cette extrémité est de transporter hardiment le combat sur le terrain religieux. Il se prépare ainsi une situation qui a peu de précédens dans l’histoire, et où l’on verra les hommes les plus éclairés et les plus dévoués à leur pays en hostilité déclarée avec les ministres du culte auquel ils appartiennent. Dans les théocraties asiatiques, rien de semblable n’était possible. À Rome, les prêtres étaient presque des magistrats civils, et s’ils n’inspiraient pas grand respect, ils ne soulevaient aucune hostilité. Au moyen âge, l’état finit par défendre ses droits contre l’église, mais il reconnut toujours son autorité spirituelle. Au XVIe siècle, certains peuples s’insurgent contre cette autorité ; mais du même coup ils rompent définitivement avec elle. Aujourd’hui, en Belgique et chez la plupart des autres nations catholiques, la situation est autre. Les défenseurs de la liberté attaquent l’église, qui la menace ; ils dénoncent les couvens, ils luttent contre le prêtre, ils prennent acte de ses fautes, malheureusement trop nombreuses, et ébranlent son prestige. De cette façon, le sentiment religieux s’affaiblit, et c’est une grande force qui s’en va ; mais si le mal est grand, ceux-là en sont responsables qui mettent les peuples dans la nécessité de choisir entre leurs droits et leur foi. Le parti catholique semble vouloir maintenant en appeler au suffrage universel. Il se peut en effet qu’il y trouve le moyen d’accroître sa prépondérance ; mais le clergé ne voit-il pas le danger qui le menace, si la lutte religieuse doit être transportée jusque dans les derniers rangs du peuple ? La nation belge était réputée jadis la plus catholique de l’Europe ; à entendre les plaintes de ses pasteurs, elle serait loin de mériter encore cet éloge, et l’incrédulité, l’opposition contre le culte, iraient grandissant.

La Belgique a tenté hardiment l’épreuve de la liberté absolue en tout et pour tous. Jusqu’à présent, elle n’a pas lieu de s’en repentir. Les avantages du nouveau régime sont si évidens, la masse de la nation y est si attachée, qu’il ne court jusqu’à nouvel ordre aucun danger ; mais si plus tard, en s’emparant complètement de l’instruction et en multipliant les communautés, le clergé devait se servir de la liberté pour tuer la liberté même, et s’il démontrait ainsi la vérité de cet axiome ultramontain, que la civilisation moderne et le catholicisme sont incompatibles, ce serait là un triomphe dont l’église, en définitive, n’aurait pas beaucoup à se féliciter.


EMILE DE LAVELEYE.