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une pierre de leurs héritages, dans lesquels la plupart laissent gagner les ronces et méchans arbustes. Ils sont d’ailleurs sans industrie, art ni manufacture aucune, qui puissent remplir les vides de leur vie et gagner quelque chose pour les aider à subsister, ce qui provient apparemment de la mauvaise nourriture qu’ils prennent ; car tout ce qui s’appelle bas peuple ne vit que de pain d’orge et d’avoine mêlées, dont ils n’ôtent pas même le son, ce qui fait qu’il y a tel pain qu’on peut lever par les pailles d’avoine dont il est mêlé. Ils se nourrissent encore de mauvais fruits, la plupart sauvages, et de quelque peu d’herbes potagères de leurs jardins, cuites à l’eau, avec un peu d’huile de noix ou de navette. Il n’y a que les plus aisés qui mangent du pain de seigle mélangé d’orge et de froment. Les vins y sont médiocres et ont presque tous un goût de terroir qui les rend désagréables. Le commun du peuple en boit rarement, ne mange pas trois fois de la viande en un an et use peu de sel. Il ne faut donc pas s’étonner si des peuples si mal nourris ont si peu de force, à quoi il faut ajouter que ce qu’ils souffrent de la nudité y contribue beaucoup, les trois quarts n’étant vêtus, hiver et été, que de toile à demi pourrie et déchirée, et chaussés de sabots dans lesquels ils ont les pieds nus toute l’année : que si quelqu’un d’eux a des souliers, il ne les met que les jours de fêtes et dimanches. L’extrême pauvreté où ils sont réduits ne manque pas aussi de produire les effets qui lui sont ordinaires, qui sont, premièrement, de rendre les peuples foibles et malsains, spécialement les enfans, dont il meurt beaucoup par défaut de bonne nourriture ; secondement, les hommes fainéans et découragés, menteurs, larrons, gens de mauvaise foi, toujours prêts à jurer faux, pourvu qu’on les paye, et à s’enivrer sitôt qu’ils peuvent avoir de quoi. Voilà le caractère du bas peuple[1]. »


Cet observateur exact, ce témoin qui ne craint pas de tout dire, ce n’est pas un étranger, c’est un enfant du pays, c’est Vauban[2].Qu’on ne se méprenne pas à son langage ; ce sol qu’il sait infécond, il l’a aimé par-dessus les plus fertiles. Dans ses rudes labeurs, toutes les fois que Vauban s’est senti défaillir, c’est là qu’il est venu, persuadé que la terre natale recèle vraiment des trésors de force qu’elle réserve à ceux de ses fils qui la touchent avec une affectueuse confiance. Quant à ces tristes paysans, dont il n’a si bien décrit la misère physique et morale que parce qu’il a pris à cœur de la soulager, ne croyez pas qu’il les dédaigne ; ces paysans ont été les compagnons de son enfance.

  1. Description géographique de l’élection de Vezelay, avec un dénombrement des peuples, fonds de terre, bois et bestiaux, fait au mois de janvier 1696. M. le colonel du génie Augoyat, un parfait érudit dans l’histoire de la fortification, a publié cet opuscule, en 1843, dans le recueil des Oisivetés de Vauban.
  2. La Bourgogne et le Nivernais se disputent Vauban ; rien de plus naturel que cette revendication d’un grand homme. Parmi les sept villes qui se sont disputé Homère, il y en a qui ne se sont illustrées que par là. La Bourgogne et le Nivernais sont illustres à bien d’autres titres, le Morvan l’est assurément beaucoup moins ; donnons-lui Vauban, exclusivement à lui : c’est son droit, selon nous incontestable, et ce sera sa gloire.