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il leur plaît le chemin de la tranchée, et rompent à tout moment la suite du dessein et toutes les mesures que l’ingénieur peut avoir prises, qui, bien loin de pouvoir suivre une conduite réglée, se trouve réduit à servir d’instrument pour l’exécution de leurs différens caprices. Je dis différens, car l’un commande aujourd’hui d’une façon, et celui qui le relèvera ordonnera demain de l’autre, et comme ils ne sont pas toujours doués de la plus grande capacité du monde dans ces sortes de choses, Dieu sait les manquemens, les folles dépenses qu’ils font faire, et combien de sang ils font épandre. L’émulation qu’il y a entre les officiers-généraux fait souvent qu’ils exposent les soldats mal à propos, leur faisant faire au-delà de leur possible, et ne se souciant pas d’en faire périr une centaine pour avancer quatre pas plus que leurs camarades. Ce que je trouve de plus surprenant, c’est qu’on verra ces messieurs, lorsqu’ils auront été relevés de tranchée, raconter et se vanter, avec un air suffisant et content, qu’ils auront perdu cent ou cent, cinquante hommes pendant leur garde, parmi lesquels il y aura peut-être huit ou dix officiers. Y a-t-il de quoi se réjouir ? Et le prince n’est-il pas bien obligé à ceux qui font, avec la perte de cent hommes, ce qui se pourrait faire parfaitement avec celle de dix moyennant un peu d’industriel En vérité, si les états ne périssent que faute de bons hommes pour les défendre, je ne sais pas de châtimens assez rudes pour ceux qui les font périr mal à propos. Cependant il n’est rien de si commun parmi nous que cette brutalité qui dépeuple nos troupes des vieux soldats, et fait qu’une guerre de dix années épuise tout un royaume[1]. »


Épargner le sang ! trois mots qui résumeront désormais tout l’art des sièges, recréé par le plus grand preneur de villes qu’il y ait jamais eu. Le génie fécondé par la pitié chrétienne, c’est tout Vauban.

Au sujet des ingénieurs et du peu d’estime où on les tient, « non-seulement on ne les consulte pas, dit-il encore, mais ils sont souvent obligés de suivre les sentimens d’autrui et de travailler sur des pas étrangers, d’où s’ensuit que toutes leurs fonctions se réduisent à la conduite de quelques sapes et à poser des travailleurs sur des alignemens tracés par d’autres, qui la plupart du temps ne savent ce qu’ils font. Quoique ce traitement ne soit pas égal à tous, et qu’il s’en trouve quelquefois d’une capacité assez grande et d’un courage assez relevé pour ne se vouloir soumettre qu’à la raison, si est-ce qu’il y en a peu qui puissent se dispenser d’obéir à un lieutenant-général demi-savant, qui a l’autorité en main, parce qu’étant maître de la tranchée il présume que tout doit dépendre de lui et qu’il y va du sien d’autoriser ses opinions et de les faire prévaloir à celles des autres. Je ne prétends pas par là excuser les ingénieurs ; au contraire, je trouve leur inapplication blâmable, pour

  1. Mémoire pour servir d’instruction dans la conduite des sièges.