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n’en a rien dit ; mais c’est justement parce que cette condition va de soi qu’il a oublié d’en parler. Il ne l’aurait pas oublié peut-être, s’il eût été préoccupé de géométrie plus que d’autre chose. Quand il était entré au service, les mathématiques faisaient assurément le plus lourd de son bagage, et la plupart de ses camarades en étaient beaucoup moins pourvus que lui ; cependant, quoiqu’il y ait encore ajouté par la suite, il ne s’est jamais piqué d’être un savant. Il n’a pas voulu donner à la science au-delà de ce qu’elle pouvait raisonnablement prétendre ; mais il lui a donné tout ce qui était sa part légitime et son droit. Comme il possédait dans un merveilleux équilibre toutes des parties qui font l’ingénieur, il souffrait lorsqu’il voyait cet équilibre rompu chez les autres, Un de ses disciples raconte qu’un jour deux ingénieurs, anciens et fort braves, mais qui n’étaient guère que cela, vinrent se plaindre à lui du peu d’égards qu’on avait à leurs longs services. « Messieurs, leur dit-il, vous avez grand tort de vous plaindre de voir en place quelques ingénieurs, à la vérité moins anciens que vous, mais qui sont bien plus habiles et qui se sont cassé la cervelle à étudier pendant que vous ne songiez qu’à vous divertir. Je ferai, quand je le voudrai, cent ingénieurs comme vous par jour, car je n’ai qu’à prendre de bons grenadiers des troupes du roi, ils seront aussi savans que vous après le premier siège ; mais il faut bien des années pour faire un ingénieur comme ceux qui vous donnent occasion de vous plaindre, qui savent projeter et construire de bonnes forteresses, et, dans l’occasion, les attaquer et les défendre avec plus d’habileté que vous. Enfin, quand un état fourmilleroit d’ingénieurs de votre capacité, quel secours pourroit-il en retirer lorsqu’il lui faudroit rétablir des places conquises et en construire d’autres pour conserver ses conquêtes, et même pour sa propre défense ? Convenez donc que, pour porter à juste titre le nom d’ingénieur habile, il faut joindre à la bravoure bien des choses qui ne s’apprennent point dans les salles à faire des armes, ni dans les ruelles, ni dans les académies de jeu ou de musique[1]. »

Si Vauban n’aimait pas les intelligences épaisses, obtuses et paresseuses, il n’estimait pas davantage les esprits trop subtils ou absolus et systématiques. C’était une de ses maximes que l’art de fortifier consiste uniquement dans le bon sens et dans l’expérience. Quand il se mit à fortifier pour son propre compte, il n’avait pas encore beaucoup d’expérience personnelle, n’ayant eu jusque-là que des brèches à fermer ou des remparts à raffermir ; mais il avait la

  1. Mémoires sur la Fortification, par M. Thomassin, ingénieur ordinaire du roi, t. Ier, p. 191. Manuscrit du dépôt des fortifications. — Thomassin avait été pendant plusieurs années l’un des dessinateurs de Vauban.