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maintenant d’en faire abus ; peu s’en faut qu’il ne s’impose à l’écrivain avec une sorte de tyrannie. Or tous les esprits ne sont pas aptes à s’en servir, tous ne savent pas s’en assimiler les principes féconds et essentiels, et au demeurant en rester les maîtres éclairés. Les uns useront du document comme d’un lourd engin sous lequel l’œuvre sera écrasée ; les autres, plus habiles et plus perspicaces, sauront saisir et suivre une idée ou une vérité à travers un amas de pièces justificatives et de manuscrits ; d’autres enfin seront susceptibles à la longue de perdre en face des sources informatrices la lucidité de leur entendement : ils pécheront par excès de finesse et de divination. Hommes d’imagination plutôt que de critique sévère et patiente, ils seront fascinés par le document ; les points lumineux se multiplieront à l’infini devant leurs regards, et inonderont leur esprit d’une lumière souvent artificielle.

Parmi les hommes éminens dont la plume raconte aujourd’hui les choses du passé, il en est un principalement qui s’est entouré pour son travail d’une quantité prodigieuse de pièces et de matériaux. Cet historien se détache nettement du groupe général et s’accuse avec un relief si hardi et si singulier qu’on sent la nécessité de lui ménager une place à part, car il n’appartient certainement ni à l’école pittoresque pure, ni à celle des distributeurs méthodiques des faits, ni à l’école des dissertateurs dogmatiques ; nous voulons parler de M. Michelet, avec lequel l’esprit historique moderne semble subir une transformation et réaliser une nouvelle manière. Cette évolution ne s’est pas accomplie sans bruit, dans l’indifférence du public. Les livres de M. Michelet ont eu de tout temps le privilège de passionner la curiosité et de provoquer un véritable déchaînement d’éloge et de blâme. Les uns, ses admirateurs, l’ont exalté jusqu’aux nues ; les autres, ses adversaires de parti-pris, l’ont accablé d’anathèmes ; presque tous, amis et ennemis, l’ont poursuivi d’un vain bourdonnement sans s’inquiéter de dégager autant que possible son essence morale et intellectuelle. Essayons de caractériser cet écrivain au génie multiple, original et capricieux, qui est entré audacieusement dans tant de domaines différens, science morale, histoire, fantaisie et science naturelle. Certes un tel examen ne laisse pas que d’être complexe : il faut prendre d’abord l’historien par le menu pour arriver à le saisir ensuite dans l’ensemble. Comment donc convient-il de lire et d’étudier M. Michelet ? Quels sont ses procédés d’exécution, c’est-à-dire sa marque, son effigie ? Comment s’est faite son éducation d’historien, et dans quel milieu moral et philosophique se meut-il ? Enfin qu’est-ce que sa pensée et sa plume ont fait gagner ou perdre à l’histoire ?

M. Michelet est avant tout un de ces esprits qu’il est malaisé de bien définir. Historien, il l’est à coup sûr par sa puissance investigatrice et son coup d’œil ; poète, il ne l’est pas moins par sa richesse d’imagination et de coloris ; mais où finit en lui l’historien ? où commence le poète ? Dira-t-on d’emblée : Ceci est de l’un, et cela appartient à l’autre ? Non, la confusion