Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/756

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de votre raison. En vain vous vous débattez, vous êtes en quelque sorte le magnétisé que maîtrise le fluide vainqueur. Ainsi, dans les deux cas, vous êtes à peu près incapable de juger sainement M. Michelet. Vous avez besoin de vous recueillir et de laisser tomber en vous les premières ardeurs du mécontentement ou de l’enthousiasme. Alors vous remarquez après réflexion que la figure de M. Michelet se prête à une sorte de dédoublement. Il y a d’abord en lui l’historien-poète qui, de haute lutte, s’empare de l’idée et du sentiment ; puis il y a un autre homme, celui qui s’adresse à notre raison, à notre conscience, qui veut nous instruire et nous persuader. C’est cet homme qu’il faut maintenant regarder en face. Frottez donc vos yeux éblouis et revenez au livre magique d’une âme plus ferme et mieux défendue. Le charme déjà éprouvé n’opérera peut-être plus cette fois avec la même force, votre curiosité satisfaite ne laissera pas autant de portes ouvertes dans votre esprit à la séduction. Tout en constatant cette puissante mise en relief des êtres et des événemens, vous sentez qu’au premier abord le déploiement de cet appareil poétique vous avait un peu porté à la tête. À présent, le crayon qui annote les pages étudiées d’un regard plus froid ne peut s’empêcher de poser les points d’interrogation à la marge ; votre esprit, sur la défensive, murmure des doutes, des réserves, et vous voilà pris de scrupules. Cette riche et odorante fleur que j’ai respirée n’aurait-elle pas par hasard quelque vertu enivrante, comme ce bouquet dont parle la ballade allemande ? Si je crois aux affirmations qui se traduisent dans un langage net, calme, limpide, et qu’appuient d’incontestables autorités, ne faut-il pas que je me défie quelquefois de celles dont la formule s’échappe comme un cri du milieu d’un accès d’exaltation ? Si ce poète, si ce devin du passé me forgeait des êtres imaginaires au lieu de me rendre les êtres vrais qui ne sont plus, s’il repaissait ma curiosité d’ingénieuses chimères et s’amusait à me donner le change par une habile fantasmagorie ? Telles sont les graves questions qui assiègent votre jugement remis en éveil, qui amènent un retour sur vous-même et sur l’écrivain, et ce retour, en rendant à la réflexion le rôle qui lui appartient, tempère l’enthousiasme exagéré du premier moment ou consacre en toute connaissance les louanges les plus exaltées.

Il y a, ne l’oublions pas, deux natures d’écrivains : les uns ne se trouvent et ne se possèdent qu’au prix d’une recherche pénible et souvent longue ; ils sont obligés de se pétrir patiemment, et n’ont pas au premier abord de contours nettement définis ; d’autres au contraire, sans mal et sans tâtonnement, ont pu faire saillir du premier coup le relief lumineux de leurs conceptions. M. Michelet est un des exemples les plus remarquables des écrivains de cette seconde race. Dès sa première publication, il s’est présenté à nous avec un génie tout formé, avec une manière à lui de comprendre l’histoire et de l’écrire. Ses facultés ne se sont pas développées progressivement ; tel il était au début, tel on le retrouve aujourd’hui