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phrase sur une alternative, il n’ose établir d’aplomb son jugement ; il ajoute le mot incertum, c’est-à-dire peut-être, on ne sait. M. Michelet, qui n’a pas autant que Tacite des raisons d’user de réticences, entend ne point vaciller dans ses affirmations ni trahir son ferme propos, et il rive à grands coups de marteau dans le récit ses avis et ses convictions. Aussi est-il essentiel de se mettre en garde contre lui. Il dispose de telles séductions, sait si bien pénétrer en vous, découvrir et pincer la fibre sensible, que ce n’est qu’au prix d’un effort pénible qu’on réagit contre sa puissance. Comme il nous tient bien plus par l’âme et la passion que par l’idée et le raisonnement, on voudrait demeurer à lui tout entier, forcer le jugement à se rendre sans réserve, réprimer les murmures du goût ; mais cet abandon serait dangereux. Si M. Michelet a donné à l’histoire une grâce, une délicatesse, un coloris, une véhémence de forme et d’idée qu’elle n’avait pas avant lui, si sa vive sensibilité, amoncelant sur tous ses écrits un nuage diaphane de mélancolie, a ouvert la source des larmes et réalisé quelquefois le touchant lacrymœ rerum du poète, il faut bien reconnaître pourtant que les moyens employés par lui pour y arriver offrent une prise sérieuse aux objections, trahissent par quelques côtés le dramaturge et le machiniste, et il faut se dire que l’histoire, tout en empruntant une nouvelle grandeur à des conceptions neuves et fortes, ne devrait jamais perdre son caractère essentiel de mesure, d’évidence, de sérénité et de précision.

M. Michelet interrompait naguère la série de ses travaux historiques pour produire des œuvres de fantaisie, car l’historien et le fantaisiste se confondent en M. Michelet ; dans les volumes épanchés ainsi, par passe-temps, de sa veine rêveuse et poétique, on retrouve la même abondance de sentimens nobles et généreux, et aussi le même esprit d’exagération et de parti-pris que révèlent ses autres ouvrages. L’ensemble de ces travaux mérite néanmoins notre sympathie, et tout en condamnant sévèrement dans ces livres les excès du physiologiste, il est impossible de méconnaître la haute intention qui a dicté à M. Michelet des pages où il cherche à nous affranchir par l’amour, à resserrer le cercle de la famille autour du foyer. Cette idée-là, nous dit-il, l’obsédait depuis vingt années, et au milieu de ses durs labeurs historiques revenait hanter son esprit. Certes l’étude de l’histoire, plus qu’aucune autre, donne à l’âme une gravité sombre qui, à la longue, pèse sur elle, l’enveloppe d’une étreinte un peu douloureuse. « Ce n’est pas impunément, écrit dans l’Amour M. Michelet, que tant de fois je passai, dans l’histoire, le Styx, le fleuve des morts. » Cela veut dire qu’il a eu besoin de se retourner pendant quelque temps vers la vie présente, d’en respirer la tiède haleine, de laisser là les fantômes pour les êtres de chair et d’os dont le coude effleurait le sien. Ses horizons n’en étaient pas changés d’ailleurs, son rôle demeurait le même. Il avait voulu, dans toutes les parties de son épopée historique, éclairer le passé d’un rayon d’amour consolateur ; il nous avait dit : Le grand Pan n’est pas mort ;