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peu près identiques. Pourquoi donc le côté occidental ne donnerait-il pas naissance à des cours d’eau qui ne pourraient avoir d’autre issue qu’un grand lac ? Or dans l’espace qui sépare cette chaîne du Nyanza-Victoria il serait difficile de placer une nappe d’eau assez étendue pour recevoir les produits de plusieurs rivières sans les déverser ailleurs. Le capitaine Speke a consulté les Arabes, qui traversent ces pays dans tous les sens ; mais ces marchands méritent-ils la confiance qu’il leur donne ? N’ont-ils pas intérêt à soustraire à la connaissance des Européens ces contrées qu’ils exploitent avec tant d’injustice et de cruauté ?

Une autre objection bien plus sérieuse se présente tout naturellement à l’esprit quand on lit le récit du voyageur et que l’on consulte sa carte. On se demande si le beau fleuve qu’il a vu à Urodongani est bien le même que celui qui coulé à Gondokoro, et sur lequel il s’est embarqué pour descendre à Khartoum. Il s’en est écarté trois fois ; est-il bien sûr que dans ces intervalles le fleuve n’ait pas reçu un affluent considérable qui ait le droit de réclamer le nom de Nil-Blanc, et dont le cours d’eau d’Urondogani ne serait qu’une branche ? Dans un des circuits qu’il lui fait faire, on voit qu’il s’en est éloigné de 80 kilomètres. Une distance aussi considérable devait enlever aux renseignemens des naturels toute valeur et jeter de l’incertitude sur ses propres déductions. Il ne le croit pas, car il trace le cours tortueux du Nil comme s’il l’avait suivi, sans y indiquer un seul tributaire. Cependant il a pu se convaincre lui-même combien est erronée la topographie d’un pays basée sur les rapports des indigènes africains. Quand il était dans le camp des facteurs de Debono, Mohamed, désireux de le seconder dans ses recherches géographiques, convoqua les chefs de tous les villages des environs pour qu’ils vinssent répondre aux questions que le capitaine leur poserait. Ils montèrent tous sur un rocher élevé d’où la vue embrassait une grande étendue de pays. Ils découvrirent à l’est une chaîne de montagnes qui suivait la direction du sud-est au nord-ouest en faisant une courbe. Ils comprirent que cette chaîne, au pied de laquelle coule l’Asua, dessinait le cours de cette rivière ; mais à l’ouest ils n’aperçurent aucun signe indicateur de la présence du Nil. Le capitaine croyait néanmoins que le fleuve ne devait pas être fort éloigné, tandis que les notabilités du district affirmaient qu’il se trouvait à quinze jours ; de marche, et que pour faire ce voyage il lui faudrait plus d’un mois. Eh bien ! ce fleuve n’était qu’à deux petites journées. Quand le capitaine le rencontra, il fut humilié à la pensée qu’il eût pu rester cinq semaines si près du fleuve sans l’avoir découvert. « It is truly ridiculous, » dit-il dans son journal ; son discernement de voyageur lui avait fait défaut.