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relevé et que les propriétaires tiraient bon parti de leurs troupeaux. Telle fut la substance des orders in council, qui, livrant en réalité tous les terrains aux squatters, devaient engendrer plus tard de graves difficultés.

La découverte des terrains aurifères de Victoria et de la Nouvelle-Galles du Sud, qui date de 1851, produisit une nouvelle crise, de nature différente. D’abord les propriétaires se virent abandonnés par la plupart de leurs bergers, qui les quittaient pour se livrer à la recherche de l’or : il fallut vendre, souvent à vil prix, une partie des troupeaux, qui, faute de gardiens, seraient devenus la proie des aborigènes et des chiens sauvages ; mais, quelques mois plus tard, la fièvre de dissipation que produisit l’abondance du précieux métal enchérit d’une façon prodigieuse tous les objets de consommation. Les produits du sol acquirent une valeur deux et trois fois plus considérable, et les squatters prirent indirectement leur part des nouvelles richesses qui venaient de se révéler dans la colonie. Alors aussi la « question des terres de la couronne, » qui avait été amortie par le régime de l’acte de 1846, vint se représenter avec des difficultés plus grandes. La question agraire allait être traitée (le fait mérite d’être remarqué) presque au même point de vue que dans l’ancienne Rome. En Australie comme à Rome[1], il s’agit de terres conquises sur la barbarie, accaparées à vil prix par une caste puissante et réclamées par le peuple, qui veut un partage équitable. Il s’agit de diviser de grandes propriétés presque stériles en de petites cultures très productives. En y regardant même de près, on retrouverait peut-être une certaine similitude entre les lois Licinia et Sempronïa et les actes royaux qui, vingt-deux siècles plus tard, tranchèrent les mêmes difficultés. Néanmoins gardons-nous bien d’établir une analogie plus complète entre des époques si différentes. Les domaines des squatters n’étaient pas usurpés comme les terres des patriciens, mais constitués par des dispositions légales ; l’agitation des colons déshérités, si grave qu’elle fût, ne produisit pas de révolution dans l’état, et la solution définitive, inspirée par des idées économiques plus saines, fut plus rationnelle, et sera par conséquent plus durable.

L’acte de 1846, en livrant les terres de la couronne aux propriétaires de troupeaux pour une durée de quatorze ans, avait eu le tort grave de constituer en leur faveur un long privilège. On avait dit, il est vrai, que le territoire de l’Australie n’était bon que pour la pâture, et il est étrange que cette assertion ait pu acquérir quelque

  1. L’agitation que causèrent les lois agraires a été racontée par M. Ampère dans les Luttes de la liberté à Rome. Voyez la Revue du 1er septembre 1863.