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Les haubans, mal ridés, se tendaient et se détendaient à chaque coup de roulis ; de plus la nuit était fort noire, et il était impossible de voir où l’on mettait le pied. Enfin j’arrivai dans la hune, et là je m’occupai de remplir consciencieusement mon mandat. J’enflai de mon mieux la voix de manière à dominer, s’il était possible, le bruit de la tempête, et je me mis à encourager les hommes qui s’efforçaient d’étouffer les plis de la voile. En toutes choses, les débuts sont pénibles. La traversée n’était pas finie que j’étais amariné. Si j’avais quelquefois les tempes un peu serrées et le cœur légèrement ému, je pouvais du moins dominer ce malaise : quel que fût le temps, la vue de la hune d’artimon ne me faisait plus peur.

L’équipage de l’Aurore était composé de conscrits qui n’avaient jamais vu la mer et de négriers qui l’avaient battue dans tous les sens. Ces derniers avaient été capturés sur la côte d’Afrique. Condamnés à trois années de service, ils expiaient à bord des bâtimens du roi les plaisirs, les profits et aussi les péchés de leur vie aventureuse. C’étaient de braves gens pour la plupart, ayant été quelque peu négriers, quelque peu pirates, d’humeur plutôt turbulents qu’indocile, exposés à d’assez fréquens démêlés avec le capitaine d’armes, mais chéris du maître d’équipage. Véritables artistes en gréement, il n’y avait qu’eux à bord que l’on pût employer pour les ouvrages délicats. Dans les mauvais temps, ils étaient sans prix à une empointure. On ne voit plus de ces matelots-là sur nos vaisseaux ; la race en a disparu depuis près de trente ans. Les histoires qu’ils contaient pendant les quarts de nuit faisaient mes délices. J’avais fini, à force de les entendre, par connaître presque aussi bien qu’eux-mêmes la fameuse Coquette, qu’aucun croiseur n’avait pu atteindre, et le trois-mâts la Vénus, qui faisait la traite à main armée[1].

À côté de ces vaillans bandits, on pouvait observer sur l’Aurore un type non moins curieux, celui du quartier-maître, qui avait gagné ses galons dans la dernière guerre et qui se croyait, — qui était réellement alors dans nos ports de mer, — un personnage. Ce vieux loup de mer était le gardien des antiques traditions, le dépositaire des légendes et des chansons du gaillard d’avant. Sa vie s’était passée sur les navires de l’état ; il eût rougi d’embarquer à bord d’un bâtiment de commerce. Un tel homme n’eût point trouvé de place dans notre organisation actuelle ; à l’époque dont je parle, il était la pierre angulaire de la discipline. Il s’est évanoui de la scène avec sa garcette le jour où l’on a cessé de battre les hommes et de fustiger les mousses.

  1. Négriers célèbres à cette époque sur la côte d’Afrique.