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les canonniers viseraient dans l’eau, comme s’il s’agissait d’envoyer le projectile à mi-route. Était-elle plus considérable, la ligne de mire serait dirigée vers l’extrémité des mâts de l’ennemi, pour que le boulet, obéissant aux lois de la pesanteur, allât frapper la flottaison ou les bastingages. Telles étaient les leçons qu’on nous donnait à l’école navale. Le commandant Lalande voulait au contraire qu’on pût toujours viser directement le point qu’on se proposait d’atteindre. Il s’évertuait en vain ; la routine est plus forte que le raisonnement. Un beau jour il perdit patience. Aidé de son maître armurier, il fit visser dans la fonte une hausse grossièrement forgée dont il dota la volée de chacun de ses canons. Quand, à la fin de la campagne, ces pièces furent déposées à la direction de l’artillerie, ce fut, on se l’expliquera sans peine, un véritable scandale. La résistance même de la bouche à feu était compromise. Les canons de la Résolue furent d’une voix unanime déclarés hors de service, et rapport en fut fait au ministre. Il ne s’agissait de rien moins que de faire payer au dépositaire infidèle le matériel qu’il avait mutilé. Sans l’intervention de l’amiral de Rigny, qui venait d’être appelé à diriger le département de la marine, la condamnation était prononcée. Hâtons-nous de le dire pour l’honneur des principes, cette condamnation eût été plus sévère qu’injuste ; mais le commandant Lalande, à qui l’on niait avec obstination le mouvement, avait marché. C’était toujours ainsi qu’il terminait les discussions.

Quoi qu’il en soit, ce novateur osé avait fini par convaincre son équipage qu’aucune frégate au monde n’était en état de résister à la Résolue. Au moment où je le rejoignis, il venait de faire l’épreuve de cette confiance, qu’il avait facilement inspirée parce qu’il l’avait lui-même. La première nouvelle de la révolution de juillet était parvenue, je ne sais trop par quelle voie, à Nauplie. L’amiral de Rigny s’était efforcé de tenir la chose secrète. Il avait voulu cependant en faire part au général Schneider, qui commandait le corps d’occupation laissé à Modon et à Navarin après le rappel de l’armée de Morée. Le commandant Lalande était homme de tact en même temps qu’homme de résolution. Ce fut lui que l’amiral chargea d’une mission qui, par plus d’un côté, pouvait devenir délicate. En doublant le cap Matapan, la Résolue aperçut une escadre au large. Changeant brusquement de route, cette escadre parut manœuvrer pour barrer le chemin à la frégate. Sans vouloir attendre ni chercher d’explications, le commandant Lalande donna dans le canal des Sapiences et fut jeter l’ancre sous le château de Modon. « Maintenant, mes enfans, dit le brave capitaine à son équipage, nous voilà mouillés à peu près par notre tirant d’eau. Si l’on nous coule, nous n’irons pas bien loin avant de toucher le fond.