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Il était maître d’engager ou d’éviter le combat. Il avait douze vaisseaux, je crois, tous à deux ponts, de construction semblable, à poupe ronde, sans dunette, et ayant une égalité de marche qui facilitait singulièrement leurs mouvemens. Cette escadre était l’œuvre d’un ingénieur français, M. de Cérisy, un véritable créateur. Alexandrie n’avait ni magasins, ni cales, ni ouvriers, quand notre compatriote y était arrivé. M. de Cérisy n’y avait trouvé qu’une volonté forte, celle du pacha. Il y avait apporté son génie inventif, son activité, ses connaissances profondes en architecture navale, et au bout de quelques années il avait donné à Méhémet-Ali des vaisseaux comme nous n’en possédions pas. Ceci n’est point un paradoxe. Lorsqu’un homme de mérite est sur un terrain neuf, qu’il n’a plus à compter qu’avec lui-même, ses facultés s’exaltent ; il ne craint plus de rompre avec la routine, et, s’il a des idées, il le fait bien voir. Confiné dans un arsenal français, M. de Cérisy aurait probablement rempli avec conscience la tâche d’un habile ingénieur ; mais il eût montré un singulier courage, s’il avait entrepris d’innover. Ce n’était pourtant pas un mince problème que de construire sur de nouveaux plans un vaisseau à voiles. Le plus expert n’était jamais sûr du succès. De deux vaisseaux construits identiquement sur les mêmes gabarits, l’un avait une marche supérieure, l’autre était une bouée. Quand on met sur les chantiers un navire à vapeur, les mécomptes sont beaucoup moins à craindre. Avec les navires à voiles, il y avait un point délicat, une pierre d’achoppement où venaient trébucher les maîtres : c’était la marche au plus près. Tous les bâtimens vont d’un pas presque égal vent arrière : ils sont dans cette condition de véritables navires à vapeur ; mais dès qu’il faut serrer le vent, on reconnaît les chevaux de race. Le plus fin voilier, c’est celui qui gagne le plus au vent, et malheureusement on ne sait pas bien encore ce qui fait les fins voiliers.

Soit intuition, soit calcul, M. de Cérisy avait construit pour le pacha d’excellens vaisseaux. Des officiers français s’étaient chargés de les armer. Il y avait là une bien autre entreprise que celle dans laquelle avaient réussi les lieutenans d’Ibrahim-Pacha. Convertir des fellahs en matelots ! mieux eût valu édifier de nouveau les pyramides. On ne peut se figurer aujourd’hui ce qu’il y avait de difficultés, de complications dans l’organisation d’un vaisseau à voiles, ce qu’il fallait de patience, de méthode, d’ordre prévoyant, pour tirer parti d’un personnel déjà habitué à la mer. Prendre des bateliers sur le Nil, des laboureurs à leur charrue et former de tout cela un équipage, c’est une audace qui vaut la peine d’être citée. Toutes les nations peuvent se. donner maintenant, grâce à la vapeur, le luxe d’une marine. Vous ne reconnaîtriez plus un navire turc à ses manœuvres. Il y a quelques années, les vaisseaux de sa hautesse