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une si grande mission ; mais plus nous remontons vers les âges de la barbarie et de l’ignorance, plus les individualités qui font saillie sur ce fond ténébreux sont élevées et lumineuses. Dans une civilisation déjà raffinée, l’œuvre du progrès devient un travail commun et solidaire ; quelques noms sortent encore de la foule, mais toujours on voit les grands hommes entourés d’une pléiade pressée d’auxiliaires, de précurseurs, de continuateurs, qui les supportent en quelque façon, et qui méritent aussi leur part de gloire. D’ailleurs, quand la science a fondé ses méthodes, trouvé ses instrumens, établi ses lois principales, le génie lui-même ne trouve plus que des bribes, les découvertes nouvelles ne sont plus de véritables révolutions ; on ne crée plus, on embellit, on achève, on améliore.

Dans l’antiquité au contraire, le génie reste une puissance solitaire : il est pareil à ces cimes qui sortent de la plaine et qui ne sont soutenues par aucun contre-fort de montagnes et de collines. L’œuvre d’un Aristote, d’un Pline, d’un Pythagore, a quelque chose de colossal : ces hommes ont été plus que des hommes, ils ont été des forces vivantes et hors de mesure avec nous, ils ont jeté la civilisation dans des sillons nouveaux, ils peuvent servir de limites entre le temps qui les a précédés et le temps qui les a suivis. Pythagore, dont je veux surtout parler, aurait été mis au rang des dieux, s’il fût venu quelques siècles plus tôt. Sa vie est promptement devenue une légende, on a raconté ses miracles ; la nature n’avait, pensaient ses disciples les plus fervens, rien à lui refuser : les ruisseaux prenaient une voix pour lui parler, la fureur des bêtes sauvages se calmait à son approche. Il a été vu dans plusieurs endroits à la fois ; l’imagination souple et gracieuse des Grecs pouvait-elle ne pas semer ses fleurs légères sur les pas de ce sage, qui possédait les secrets de l’Orient et de l’Occident, qui avait vu les plus lointains pays, et qui, après les mystérieuses leçons de l’école, ne dédaignait pas de parler avec une douce éloquence aux femmes et aux adolescens ? La critique sépare l’histoire véritable de la légende, et reste encore, quand elle a soufflé presque à regret sur tant de mensonges innocens, en face d’une des individualités les plus surprenantes. L’œuvre de Pythagore est de celles dont l’humanité ne devra jamais perdre le souvenir, et il est heureux que les traditions de l’enseignement familiarisent les plus humbles écoliers avec ce nom. Celui qui sut marier le génie grec au génie asiatique a joué dans l’histoire des sciences un rôle égal à celui d’Homère dans la poésie.

La biographie de Pythagore est d’ailleurs l’une des plus attachantes qu’offre l’histoire des grands initiateurs du progrès scienti-