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tous les agens toxiques animaux se distinguaient des agens toxiques végétaux par une altérabilité plus grande ; le venin de crapaud, par exemple, résiste à l’ébullition et se dissout dans l’alcool et l’éther. Il faudrait donc, pour résoudre la question de la composition du curare, saisir sur place l’agent réellement actif et le débarrasser de tous les ingrédiens inutiles. Jusqu’ici les voyageurs, il est vrai, nous ont fourni le curare, mais avec lui ils ne nous ont rapporté que des récits et des descriptions contradictoires de procédés de préparation. Aucun n’a essayé sur les lieux d’expérimenter par lui-même, pour savoir quelle était réellement la plante vénéneuse qui le constituait, afin de la caractériser et de la rapporter en Europe. Le curare, à l’égal de beaucoup d’autres poisons énergiques, entrera certainement dans le domaine de la médecine ; mais il serait nécessaire pour cela d’en connaître exactement la composition dans un temps assez rapproché. En effet, M. Émile Carrey nous apprend dans l’intéressante relation de son voyage que beaucoup de peuplades indiennes ont déjà renoncé à l’arme empoisonnée de l’homme primitif pour la remplacer par l’arme à feu de l’homme civilisé. Les flèches empoisonnées et le curare ne se trouvent plus aujourd’hui que chez les tribus les plus farouches de l’Amérique du Sud, et il pourrait bien se faire que d’ici à un demi-siècle l’usage de ce poison et les procédés de préparation fussent complètement perdus.

Quant à son action sur les êtres vivans, le curare a toujours été représenté comme un poison violent dès qu’on l’introduit en contact avec le sang au moyen d’une plaie, mais inoffensif lorsqu’il est avalé et déposé dans les voies digestives. Les chairs des animaux tués par le curare sont en effet bonnes à manger et ne déterminent aucun accident. On a dit que le curare était un poison aussi bien pour les végétaux que pour les animaux ; cela est inexact. D’autres ont admis, sur la foi des récits, que les exhalaisons du curare sont vénéneuses. Vers le milieu du siècle dernier, La Condamine racontait que la cuisson du poison était confiée à une vieille femme : si cette femme mourait, le curare était jugé de bonne qualité ; si elle ne mourait pas, on la battait de verges. M. Émile Carrey, avec sa verve naturelle, nous a décrit des pratiques analogues dont il avait entendu parler. Comme on le voit, l’esprit s’est plu à entourer de merveilleux l’histoire de ce poison, dont l’origine et l’action étaient mal connues. Ici notre tâche sera de dépouiller les faits de toutes les interprétations mystérieuses pour n’admettre que ce que l’expérience nous prouvera directement ; mais peut-être trouvera-t-on qu’on n’y aura rien perdu, et que les vérités scientifiques, quand nous pouvons les entrevoir, ne sont pas moins merveilleuses que les créations romanesques de notre imagination.