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et son père Rogatus, Grec et propriétaire de la riche ville de Nicopolis, près d’Actium, invoquait comme auteur de sa race Agamemnon, le roi des rois. Paula avait épousé un autre Grec, nommé Toxotius, qui se disait descendant d’Enée, et, en fils respectueux de Vénus, n’avait point voulu renoncer au paganisme. Elle avait eu de ce mariage quatre filles et un fils encore enfant, nommé aussi Toxotius, et qui semblait avoir puisé dans la ligne paternelle un esprit inné d’aversion ou de dédain pour les chrétiens. Telle était, autant qu’on en peut juger d’après des indications fort incomplètes, la composition du petit cénacle de l’Aventin vers l’année 380, lorsque arrivèrent les événemens que je vais raconter.

Aucune règle fixe ne présidait à cette réunion de personnes si diverses et qui ne pratiquaient pas la vie en commun. On se bornait à lire ensemble les Écritures, à chanter des psaumes, à se concerter pour quelques bonnes œuvres, à s’entretenir de la situation de l’église, des progrès de la vie spirituelle en Italie ou dans les provinces, à lire enfin la correspondance des frères et des sœurs voués au dehors à la recherche des perfections monastiques. Celles des associées qui fréquentaient le monde venaient se retremper quelques heures dans ces saintes assemblées, puis retournaient à leurs familles. Celles qui étaient libres vaquaient, comme bon leur semblait, à des exercices de religion, et Marcella se retirait dans son désert. La science fit bientôt partie de leurs exercices. Toute Romaine de naissance distinguée savait un peu de grec, ne fût-ce que pour dire à ses favoris, suivant le mot de Juvénal, répété par un père de l’église : Ζωὴ καὶ ψυχή, « ma vie et mon âme ; » les matrones chrétiennes l’étudièrent mieux, et pour un meilleur usage. Il circulait en Italie plusieurs versions latines de l’Ancien et du Nouveau Testament, assez différentes les unes des autres, et cette diversité même engageait les esprits sérieux à remonter, pour les Évangiles, à l’original grec, pour les livres des Juifs, à la traduction grecque des Septante, qu’avaient suivie de préférence les traducteurs occidentaux. Les dames chrétiennes se mirent donc à apprendre le grec à fond ; plusieurs y joignirent l’hébreu, afin de pouvoir chanter les psaumes dans la langue du roi-prophète. Marcella et Paula furent du nombre : la première devint même, par la comparaison intelligente des textes, si forte dans l’exégèse des Écritures qu’elle était fréquemment consultée par des prêtres. Ainsi le christianisme relevait la femme par la science comme par les sentimens du cœur. Tout en fulminant contre les études profanes, à ses yeux entachées de paganisme, mais maîtresses des seuls modèles du beau, il y ramenait involontairement les esprits ; la Bible conduisait à Homère.