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dont le buste tombe à terre tandis que les jambes restent à cheval, qui n’existerait pas, si Boïardo et Arioste n’avaient pas écrit. Je sais bien que les grands poètes ne se font aucun scrupule d’emprunter, mais ils savent transformer si complètement leurs emprunts que c’est à peine s’ils sont reconnaissables, et que leur originalité ne perd rien à l’imitation. Arioste par exemple imite autant peut-être que le Tasse, mais il réinvente tout ce qu’il emprunte. Qui reconnaîtrait l’antique fable des amazones dans l’histoire de l’île des femmes ? Qui songe à l’abandon d’Ariane dans l’épisode d’Olimpia et Bireno ? L’imagination du Tasse n’a pas ce feu de forge qui refond les matières qu’elle s’approprie ; ses imitations sont simplement des transcriptions ingénieuses et élégantes qui permettent toujours de distinguer leur origine et leur provenance. À cet égard, on peut dire que le Tasse serait le roi des arrangeurs et des metteurs en œuvre poétiques, si notre Racine n’existait pas.

Le Tasse n’a donc pas l’imagination active des inventeurs, il a l’imagination passive des contemplateurs. C’est un genre d’imagination singulièrement dangereux, et qui atteste chez ceux qui en sont doués une disposition maladive, car il exige une finesse d’organes extraordinaire, et beaucoup de finesse ne va pas sans beaucoup de faiblesse. La vie d’un homme né pour contempler et admirer n’est le plus souvent qu’un martyre voluptueux, tant la souffrance et le plaisir sont étroitement mêlés dans ses sensations. Un tel homme est la victime de toutes les beautés qu’offre le monde, car elles s’imposent à son imagination, qui s’en laisse caresser ou accabler sans opposer de résistance. Il ne dispose pas à sa fantaisie des choses comme l’inventeur, ce sont les choses qui disposent de lui, et la plus petite d’entre elles ne permet pas qu’il lui refuse son tribut d’admiration. Son existence est un frisson perpétuel, une transe incessante de plaisir et de douleur. Tout ce qui passe arrache à l’âme du poète ainsi doué un accent musical, un cri pathétique, une interjection mélancolique ou joyeuse. Cette excessive sensibilité semblerait devoir faciliter l’invention, elle lui nuit au contraire, car elle empêche toute concentration des facultés ; l’extase qui naît de cette surexcitation est passagère autant qu’elle est prompte, et les choses s’éloignent aussi rapidement qu’elles apparaissent. Le poète est à chaque instant à la fois tyrannisé par la poésie et trahi par elle, car elle fuit sans cesse sous son regard pour revenir sous de nouvelles formes, pareille au flux et au reflux d’une mer de beauté. Il devient une sorte d’éternel naufragé de l’idéal ; une vague de cette mer de beauté l’emporte et le recouvre, une seconde le rejette et le laisse à sec. Mais qu’il est heureux, ce naufragé poétique ! S’il n’éprouve que des béatitudes d’une minute, ces minutes sont en nombre infini. Languissant, énervé, disposé par sa faiblesse