Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tenta de la retenir, elle en fit rapidement les préparatifs. Quand on lui demandait où elle voulait aller, elle ne répondait pas. Un jour, elle disparut sans qu’on pût la retrouver, et l’on apprit enfin qu’elle s’était embarquée sur un navire en partance pour l’Égypte, laissant son fils unique à Rome, sans avoir rien réglé pour son éducation ni pour sa nourriture. « Dieu le gardera mieux, que moi, » avait-elle dit. Il fallut que le préteur urbain, chargé du soin des orphelins, nommât un tuteur au fils de Mélanie comme à un enfant abandonné. Une grande colère s’empara de la famille, et toute la ville fut en émoi. Ce fut l’occasion d’une polémique ardente où les païens et les chrétiens entrèrent en lutte, du moins les chrétiens exaltés, qui professaient les idées de monachisme poussées à l’excès. Les païens se plaignaient que, par de telles doctrines prêchées aux femmes, on sapât la société par ses bases et on violât les lois les plus sacrées de la nature. Les plus sages chrétiens pensaient comme eux, mais se taisaient ; les exaltés se répandaient en apologies pour cette mère dénaturée, qui sacrifiait son enfant à l’égoïsme de sa dévotion. De part et d’autre, comme il arrive dans toutes les luttes passionnées, on dépassa la limite du vrai et du bon. Tandis que les uns voyaient dans Mélanie une sainte qu’il fallait offrir pour modèle à toutes les femmes, les autres décriaient ses mœurs et le nom de Jérôme fut prononcé au milieu des plus graves imputations. Il est possible que le jeune Dalmate, qui avait embrassé avec ardeur les idées de monachisme eût été un des conseils de Mélanie dans sa fuite, il est probable aussi qu’il se montra un de ses apologistes les moins mesurés ; mais la suite prouva que leur liaison n’avait rien eu de criminel, et lui-même protesta à plusieurs reprises que le sentiment qu’il avait porté à Mélanie était de l’admiration et non de l’amour.

Aquilée était alors pour les contrées qui enserrent l’Adriatique ce que fut Venise plus tard, une grande métropole maritime et commerciale, où les arts et les lettres savaient noblement se faire une place. Il régnait alors parmi la jeunesse de ces pays, plus illyriens qu’italiens, une ardeur extraordinaire pour l’étude, surtout dans les rangs chrétiens. Jérôme y trouva donc, à son arrivée, une cohorte d’enthousiastes de son âge, la plupart ses compagnons d’enfance, nourris comme lui de la vie des pères du désert, et ne parlant que des ravissemens de l’état monastique, de sa perfection idéale et de la nécessité du renoncement et de la pauvreté pour mettre une digue à la dissolution des mœurs. L’éloquence de Jérôme apporta un nouveau stimulant à ces aspirations qui répondaient si bien aux siennes. À force de s’exalter, les jeunes disciples d’Antoine voulurent passer de l’idée à l’action, de la théorie à la pratique, et goûter sans plus