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de retard dette existence des âmes privilégiées. Chacun se choisit une solitude à sa guise ; les plus sages adoptèrent la vie cénobitique et s’organisèrent de petits couvens dont la durée ne fut pas bien longue ; d’autres se jetèrent dans les saintes aventures de la vie d’anachorète ; celui-ci se chercha quelque campagne bien inculte, bien isolée pour y mourir au monde, celui-là une gorge inconnue des montagnes Euganéennes ou des Alpes, de plus hardis quelque îlot abandonné de l’Adriatique. Jérôme alla s’enfouir dans sa sauvage patrie de Stridon, où il essaya de divers états successifs sans pouvoir jamais fixer l’inquiétude dévorante de son âme.

Je ferai ici pour les jeunes moines aquiléens ce que j’ai fait plus haut pour les nonnes patriciennes de l’Aventin : je tracerai le portrait des principaux, afin de montrer dans quels élémens, parmi les hommes comme parmi les femmes, se recrutait l’esprit de réforme à son berceau.

Le premier d’entre eux, Jérôme excepté, était incontestablement Rufin, qui fut plus tard prêtre d’Aquilée, et que nous verrons moine à Jérusalem, sur le mont des Oliviers, et historien ecclésiastique estimé. Négligé par ses parens durant son enfance, il refaisait alors son éducation dans l’âge mûr avec une opiniâtreté que le succès ne trahit point, et on put le vanter d’avoir su réunir, comme on disait alors, les études scolastiques aux études salutaires. Toutefois les lettres manquèrent à ces études scolastiques, faites dans la solitude et à froid. Érudit, d’un savoir exact et dialecticien plein de ressources, Rufin n’eut d’éloquence, de style et de souffle poétique que tout juste ce qu’il en fallait pour les comprendre et les détester chez les autres. C’était en tout l’opposé de Jérôme. Tandis que celui-ci, pétillant de saillies et puisant à pleines mains les raisons et les sarcasmes dans l’arsenal des auteurs profanes, cachait la logique sous des fleurs, Rufin, nu et compassé, insinuait le poison de ses plus perfides attaques dans une argumentation précise et claire qui ressemblait à la vérité. Pour les choses de cœur, l’opposition n’était pas moindre. Jérôme, plein de feu et d’abandon, se livrait à un ami comme si l’amitié dût être éternelle ; Rufin, né dominateur parce qu’il savait se posséder, profitait des défauts de ses amis et ne leur pardonnait jamais leurs torts. Deux hommes aussi dissemblables se rencontrant dans la vie devaient fatalement s’aimer ou se haïr : Jérôme et Rufin firent l’un et l’autre. Après avoir rempli le monde du bruit de leur amitié, ils le remplirent davantage du fracas de leur colère ; mais la haine servit mieux Rufin que ne l’eût fait une amitié ordinaire, et son nom est resté attaché à celui de Jérôme par l’effet de leur rupture même. Sans doute, le grand homme qui fit pendant cinquante ans l’orgueil de la chrétienté occidentale